– Tu sais! maman, si la cuisine t’ennuie, madame Weber, en rentrant s’occupera du dîner.
– Non pas, certes. C’est moi que cela regarde. M. Bélisaire m’indiquera seulement les marchands. Je veux être ta ménagère, ne rien déranger dans ta vie. Tu verras le bon petit dîner que je vais te faire, puisque tu es trop loin de l’atelier pour venir déjeuner. Tout sera prêt quand tu rentreras.
Elle avait déjà quitté son châle, retroussé ses manches et sa traîne pour se mettre à l’ouvrage. Jack, enchanté de la voir si résolue, l’embrassa de tout son cœur et partit plus joyeux qu’il ne l’avait jamais été. Avec quel courage il travailla ce jour-là, en songeant aux devoirs multiples dont il allait se trouver chargé! La situation pénible de sa mère l’avait tant de fois préoccupé, depuis ses projets de mariage. Cette pensée lui gâtait ses joies, ses espérances. Jusqu’où cet homme la ferait-il descendre? À quoi était-elle destinée? Une honte lui venait parfois de donner pour belle-mère à sa chère Cécile cette déclassée que d’autres que son fils trouveraient sans doute méprisable. Dorénavant, tout était changé. Ida reconquise, protégée par l’amour le plus attentif, le plus tendre, allait devenir digne de celle qu’elle appellerait un jour «ma fille.» Il semblait à Jack que, par ce seul événement, la distance diminuait entre sa fiancée et lui, et dans sa joie, il maniait le lourd balancier de l’usine Eyssendeck d’un tel élan, que les compagnons le remarquèrent:
– Regarde donc l’Aristo, là-haut, comme il a l’air content!… Faut croire que les affaires vont bien avec ta payse, eh! l’Aristo.
– Ma foi! oui… disait Jack en riant.
Toute la journée il ne fit que rire. Mais voici qu’après le travail, tandis qu’il remontait la rue Oberkampf, une peur le prit. Allait-il retrouver, dans sa chambre, celle qui y était venue si précipitamment? Il savait avec quelle promptitude Ida attachait des ailes à tous ses caprices; et puis la passion dégradante que cette faible créature avait toujours eue pour sa chaîne, lui laissait craindre qu’elle n’eût senti la tentation de la renouer sitôt après l’avoir rompue. Aussi arpenta-t-il vivement la distance; mais, dès l’escalier, sa crainte cessa. Parmi les grincements de la maison ouvrière, une voix fraîche montait en roulades éclatantes, filant des sons comme un chardonneret captif dans une cage nouvelle. Jack la connaissait bien, cette voix sonore.
Au premier pas qu’il fit dans son «chenil,» il s’arrêta stupéfait. Nettoyée de fond en comble, débarrassée de la cargaison de Bélisaire, ornée d’un beau lit, d’une toilette, loués par Ida, la chambre était agrandie, transformée. De gros bouquets achetés aux petites voitures de la rue se dressaient partout dans des vases, et une table servie étalait ses gaietés de linge blanc et de vaisselle commune, chargée d’un beau pâté et de deux bouteilles de vin cacheté. Ida elle-même se ressemblait à peine, en jupon brodé, en camisole claire, un petit bonnet jeté sur ses cheveux bouffants, et là-dessus l’épanouissement d’une physionomie de jolie femme, consolée, reposée, gazouillante.
– Eh bien! qu’en dis-tu? cria-t-elle en courant au devant de lui, les bras ouverts.
Il l’embrassa.
– C’est superbe!
– Crois-tu que j’ai eu vite arrangé cela? Il faut dire que Bel m’a bien aidé… Quel garçon complaisant!
– Qui donc? Bélisaire?
– Mais oui, mon petit Bel, et puis madame Weber aussi.
– Oh! oh! je vois que vous êtes déjà de grands amis.
– Je crois bien! Ils sont si gentils, si prévenants! Je les ai invités à dîner avec nous.
– Diable!… Et la vaisselle?
– Tu vois, j’en ai acheté un peu, très peu. Le ménage d’à côté m’a prêté quelques couverts. Ils sont très complaisants aussi, ces petits Levindré.
Jack, qui ne se savait pas des voisins si obligeants, ouvrait des yeux étonnés.
– Mais ce n’est pas tout, mon Jack… Tu n’as pas vu ce pâté. Je suis allée le chercher place de la Bourse, à un endroit que je connais, où on les vend quinze sous de moins que partout ailleurs. Par exemple, c’est loin. En revenant, je n’en pouvais plus. J’ai été obligée de prendre une voiture.
C’était elle tout entière. Une voiture de deux francs pour économiser quinze sous! Du reste, on voyait qu’elle connaissait les bons endroits. Les petits pains venaient de la boulangerie Viennoise, le café et le dessert du Palais-Royal.
Jack l’écoutait avec stupeur. Elle s’en aperçut, et naïvement demanda:
– J’ai peut-être un peu trop dépensé, n’est-ce pas?
– Mais… non…
– Si, si, je le vois bien à ton air. Mais que veux-tu? Ça manquait d’un tas de choses ici; et puis, on ne se retrouve pas tous les jours. D’ailleurs, tu vas voir si je suis disposée à être raisonnable…
Elle tira de la commode un long cahier vert qu’elle agita d’un air triomphant.
– Regarde-moi ce beau livre de dépense que j’ai acheté chez madame Lévêque.
– Lévêque, Levindré!… Ah çà! tu connais donc tout le monde dans le quartier?
– Dam! oui, Lévêque, le papetier d’à côté. Une bonne vieille dame qui tient aussi un cabinet de lecture. C’est très commode, car enfin il faut suivre le mouvement littéraire… En attendant, j’ai toujours pris un livre de dépense. C’était indispensable, vois-tu, mon enfant. Dans une maison un peu régulière, on ne peut pas marcher sans cela. Ce soir, après dîner, si tu veux, nous ferons nos petits comptes. Tu vois, tout est écrit.
– Oh! alors, si tout est écrit…
Ils furent interrompus par l’arrivée de Bélisaire, de madame Weber et de l’enfant à grosse tête. Rien de plus comique que la familiarité protectrice avec laquelle Ida de Barancy parlait à ses nouveaux amis:
– Dites donc, mon petit Bel, sans vous commander… Madame Weber, fermez la porte; le petit vient d’éternuer.
Et des grands airs, une dignité de reine aimable, des façons condescendantes de traiter ces pauvres gens, de les mettre à l’aise. À l’aise, madame Weber s’y trouvait complètement. C’était une brave femme qui ne s’intimidait pas, ayant la conscience de son petit métier et de la vigueur de ses bras. Le jeune Weber ne ressentait pas non plus la moindre gêne à se bourrer de croûte de pâté. Bélisaire seul manquait un peu d’entrain, et il y avait bien de quoi. Se croire à quinze jours du bonheur, avoir sa félicité à portée de sa main, et voir tout s’éloigner dans les «peut-être» de l’avenir, c’est terrible! De temps en temps, il tournait un œil lamentable vers madame Weber qui semblait supporter cette perte du camarade assez tranquillement, ou vers Jack enchanté, s’occupant à servir sa mère avec des attentions d’amoureux. Ah! l’on peut bien dire que les événements de ce monde ressemblent à ces balançoires que les enfants établissent sur une pièce de bois et qui n’élèvent un des joueurs qu’à la condition de faire sentir à l’autre toutes les duretés, toutes les aspérités du sol. Jack montait vers la lumière, tandis que son pauvre compagnon redescendait de tous ses rêves vers l’implacable réalité. Pour commencer, lui qui se trouvait si bien dans son logement, qui en était fier, il allait habiter désormais une espèce de serre-bois ouvert dans le mur de l’escalier, aéré seulement par un vasistas. Il n’y avait pas d’autre chambre libre à l’étage, et Bélisaire, à aucun prix, ne se serait éloigné de madame Weber seulement de quelques marches. Cet être-là s’appelait Bélisaire; mais il s’appelait aussi Résignation, Bonté, Dévouement, Patience. Il avait ainsi une foule de noms très nobles, qu’il ne portait pas, dont il ne se vantait jamais, mais que devinaient peu à peu ceux qui vivaient près de lui.