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Leurs invités partis, quand Jack et sa mère restèrent seuls, elle fut très étonnée de le voir débarrasser la table bien vite et poser de gros livres de classe dessus.

– Qu’est-ce que tu vas faire?

– Tu vois, je travaille.

– À quoi donc?

– Mais c’est vrai… Tu ne sais pas encore.

Alors il lui apprit le secret de son cœur, et la double vie qu’il menait, avec quelle splendide espérance au bout. Jusqu’ici il ne lui en avait jamais parlé. Il connaissait trop bien cette tête à l’évent, pleine de lacunes et de fentes, pour lui confier ses projets de bonheur. Il craignait trop la révélation qu’elle n’aurait pas manqué de faire à d’Argenton; et l’idée que son rêve d’amour traînerait dans cette maison où il ne se connaissait que des haines, le révoltait, lui faisait peur. Il se méfiait du poète, de son entourage, et son bonheur lui aurait semblé compromis entre leurs mains. Mais à présent que sa mère était revenue à lui, à présent qu’il la tenait enfin, indépendante et seule, il pouvait lui parler de Cécile, se donner cette joie suprême. Jack raconta donc son amour avec l’ivresse, la fougue de ses beaux vingt ans, l’éloquence qu’il trouvait dans la sincérité de sa parole et dans cette maturité d’impressions qu’il devait à ses souffrances passées. Hélas! sa mère ne le comprenait pas. Tout ce qu’il y avait de grand, de sérieux, dans l’affection de ce déshérité lui échappait. Quoique très sentimentale, l’amour n’avait pas la même signification pour elle que pour lui. En l’écoutant, elle était émue comme à un troisième acte du Gymnase, quand l’ingénue, en robe blanche, en tablier à bretelles roses, écoute la déclaration de l’amoureux frisé au fer, en veston. Elle se pâmait d’aise, le cou tendu, les mains ouvertes, doucement chatouillée par cette passion ingénue qui la faisait sourire: «Oh! que c’est gentil, que c’est gentil! disait-elle tout le temps; comme vous devez être mignons tous les deux! ça fait penser à Paul et Virginie.» Mais ce qui la frappait surtout c’était ce que l’histoire de Cécile avait d’imprévu, de compliqué, d’anormal. Elle interrompait Jack à chaque instant: «Tu sais que c’est un roman, un vrai roman… On en ferait une machine épatante.» «Machine épatante,» elle avait comme cela une foule de mots rapportés du milieu intellectuel. Heureusement qu’il y a des grâces d’état pour les amoureux parlant de leur passion, et que dans les réponses qu’on leur fait, ils n’écoutent en général que l’écho de leur propre parole. Jack savourait tous ses bons souvenirs, ses transes passées, ses projets, ses rêves, sans entendre les interruptions saugrenues de sa mère, sans s’apercevoir que, pour elle, toute cette histoire se résumait en une impression banale comme un refrain de romance, et légèrement apitoyée sur les naïvetés bêtasses de deux petits amoureux si innocents.

VI LA NOCE DE BÉLISAIRE

Jack était en ménage depuis huit jours à peine, lorsqu’un soir Bélisaire vint l’attendre à la sortie de l’atelier, la figure épanouie.

– Je suis bien content, Jack. Nous avons enfin un camarade. Madame Weber l’a vu, il lui va. C’est une affaire entendue. Nous allons nous marier.

Il était temps. Le malheureux dépérissait, maigrissait, surtout en voyant l’été s’avancer, et que l’arrivée des petits ramoneurs et des marchands de marrons ajournerait encore son bonheur; car pour ce camelot les saisons étaient personnifiées par les nomades de la rue, comme pour les gens de la campagne elles le sont par les oiseaux voyageurs. Trop soumis au destin pour se plaindre, il jetait son cri de: «Chapeaux, chapeaux, chapeaux!» avec une tristesse à donner envie de pleurer. De là vient sans doute la mélancolie que prennent à certains jours ces cris de Paris traduisant en des mots indifférents toutes les inquiétudes, toutes les détresses d’une existence. Le ton seul est significatif dans ces chansons toujours pareilles. Mais cherchez combien il y a de façons de crier: «Chand d’habits!» et si l’appel courageux du matin ressemble à celui du soir, à la mélopée éreintée, aphone, découragée, que le forain jette machinalement en rentrant à son domicile. Jack, qui avait été la cause involontaire du chagrin de son ami, fut presque aussi enchanté que lui de la bonne nouvelle qu’il venait d’apprendre:

– Ah ça! je voudrais bien le voir, moi, ce camarade.

– Il est là, dit Bélisaire en lui montrant à quelques pas derrière lui un grand diable en tenue de travail, en manches de chemise, un marteau sur l’épaule, un tablier de cuir roulé sous le bras. La figure remarquable par l’insignifiance de ses traits, endormie, enflammée d’un reflet de bouteille, se cachait à moitié sous une barbe abondante; la barbe embroussaillée, malpropre, décolorée, de cet ancien commensal du Gymnase Moronval que les Ratés appelaient «l’homme qui a lu Proudhon.» Si les ressemblances physiques entraînent des rapports moraux, le nouveau camarade de Bélisaire, appelé Ribarot, ne devait pas être un méchant homme, mais un paresseux, solennel, prétentieux, ignorant et ivrogne. Jack se garda bien de faire part de ses fâcheuses impressions au camelot qui contemplait avec joie sa nouvelle acquisition, et lui prodiguait sans motif de fortes poignées de main. D’ailleurs madame Weber ayant donné son approbation, c’était là le principal. Il est vrai que la brave femme avait fait comme Jack: voyant son soupirant si heureux, elle n’avait pas osé se montrer trop difficile, et passant sur un extérieur défectueux, elle s’était contentée de ce camarade-là, faute d’un autre.

Pendant la quinzaine qui précéda le mariage, de quels joyeux «Chapeaux! chapeaux!» retentirent les cours ouvrières de Ménilmontant, de Belleville, de la Villette! C’était sonore et gai, un vrai réveil de coq triomphant et clair, quelque chose comme l’antique «Hymen! ô Hyménée!» traduit par une bouche ignorante. Enfin, il arriva, le beau jour, le grand jour. En dépit de tout ce que put dire madame Weber, Bélisaire avait tenu à faire les choses grandiosement, et, sur sa longue bourse de laine rouge, les coulants d’acier glissèrent jusqu’aux bords. Aussi quelle noce, que de splendeurs!

Dans la bourgeoisie, en général, on prend un jour pour le mariage à la mairie, un autre pour le mariage à l’église; mais le peuple qui n’a pas de temps à perdre, accumule toutes ces cérémonies, s’en acquitte en une seule fois, et choisit presque toujours le samedi pour cette longue et fatigante corvée dont il se repose le dimanche. Il faut voir les mairies de faubourg dans ce jour consacré. Dès le matin, les fiacres à balcons, les tapissières s’arrêtent à la porte, les couloirs poussiéreux s’emplissent de défilés plus ou moins longs, stationnant pendant des heures dans la grande salle commune. Toutes les noces sont mêlées, les garçons d’honneur font connaissance, vont tuer le ver ensemble, les mariées se regardent, se dévisagent, s’analysent, tandis que les parents, désœuvrés d’une longue attente, causent entre eux, mais à voix basse; car, malgré toutes ses laideurs, la nudité de ses murs et la banalité de ses affiches, la municipalité impressionne ces pauvres gens. Le velours râpé des banquettes, la hauteur des salles, l’huissier à chaîne, l’adjoint solennel, tout les terrifie et les amuse. La loi leur fait l’effet d’une grande dame inconnue, invisible, qui les recevrait dans ses salons. Je dois dire que parmi les innombrables défilés qui traversèrent la petite cour de la mairie de Ménilmonte en ce bienheureux samedi, la noce de Bélisaire fut une des plus brillantes, bien qu’elle manquât de cette robe blanche de la mariée qui met toutes les femmes aux fenêtres et tous les oisifs de la rue en rumeur. Madame Weber, en sa qualité de veuve, portait une robe d’un bleu éclatant, de cette couleur indigo cru chère aux personnes qui aiment le solide, un châle tapis plié sur le bras et un bonnet somptueux orné de rubans et de fleurs qui voltigeaient au-dessus de son visage luisant d’Auvergnate débarbouillée. Elle accompagnait le père Bélisaire, un petit vieux tout jaune, avec un nez crochu, des mouvements vifs et des quintes de toux perpétuelles que sa nouvelle bru avait toutes les peines du monde à calmer en lui administrant de vigoureuses frictions dans le dos. Ces frictions réitérées troublaient la majesté de la noce interrompue à chaque instant dans sa marche et dont tous les couples se trouvaient serrés l’un contre l’autre, attendant la fin de la quinte.