Bélisaire marchait en second, donnant le bras à sa sœur, la veuve de Nantes, le bec crochu comme son père, sournoise et crépue. Quant à lui, ses pratiques habituelles ne l’auraient pas reconnu. Le pli d’atroce souffrance qui sillonnait ses joues de chaque côté, sa grosse veine bleue gonflée au milieu du front, cette bouche toujours ouverte qui disait «aïe» sans parler, rien de tout cela n’existait plus; et, la tête levée, presque beau, il avançait fièrement l’un devant l’autre d’énormes escarpins cirés, des souliers sur mesure faits tout exprès pour lui, tellement larges, tellement longs, qu’ils lui donnaient l’aspect d’un habitant du Zuiderzee chaussé de ses patins d’hiver. N’importe! Bélisaire ne souffrait plus, il avait l’illusion d’une paire de pieds tout neufs, et une double félicité faisait resplendir son visage. Il tenait par la main l’enfant de madame Weber dont la grosse tête était encore exagérée par une de ces frisures extravagantes dont les coiffeurs du faubourg ont le secret. Le Camarade, à qui on avait eu toutes les peines du monde à faire quitter pour un jour son marteau et son tablier de cuir, le boulanger, patron de madame Weber, et son gendre, tous deux remarquables par l’énorme bourrelet rouge que formaient leurs cous vigoureux entre les cheveux coupés ras et le drap du collet, offraient une succession de redingotes grotesques, froissées de tous les plis de l’armoire d’où elles sortaient rarement, et raides aux manches où les coudes ne marquaient pas. Ensuite venait le ménage Levindré, les frères et sœurs de Bélisaire, des voisins, des amis, enfin Jack sans sa mère, madame de Barancy ayant consenti à honorer le repas de sa présence, mais n’ayant pu se résoudre à suivre la noce tout le jour.
Après l’encombrement à la mairie, l’interminable attente accompagnée de maux d’estomac, car midi était sonné depuis longtemps, le cortège se mit en marche pour aller prendre le chemin de fer à la gare de Vincennes. Le repas, espèce de goûter dînatoire, devait avoir lieu à Saint-Mandé, sur l’avenue du Bel-Air, dans un restaurant dont Bélisaire avait encore l’adresse chiffonnée au fond de sa poche. Ce renseignement n’était pas inutile, le même rond-point, à l’entrée du bois, présentant quatre ou cinq établissements tous pareils, avec la même enseigne «NOCES ET FESTINS» répétées sur des chalets, des kiosques ornés de verdure tentantes. Quand la noce de Bélisaire arriva, son salon n’était pas encore libre; et, en l’attendant, on alla faire le tour du lac de Vincennes, ce bois de Boulogne des gueux. Des quantités d’autres noces, repues ou établies autour de ripailles en plein air, dispersaient sur la verdure des pelouses des parures blanches, des vêtements noirs, des uniformes; il y a toujours, en effet, dans ces sortes de fêtes, un collégien, un militaire, quelque caserné en tunique. Tout ce monde riait, chantait, s’amusait, bâfrait, avec des cris, des poursuites, des rondes et des quadrilles autour des orgues de Barbarie. Les hommes avaient mis des chapeaux de femmes, les femmes des chapeaux d’hommes. On apercevait derrière les haies des parties de colin-maillard en bras de chemises, des couples qui s’embrassaient, ou quelque demoiselle d’honneur rajustant autour de la mariée des volants décousus de sa robe. Oh! ces robes blanches, empesées et bleuâtres, de quel cœur ces pauvres filles les laissaient traîner sur les pelouses en se figurant être pour un jour des dames élégantes. C’est cela surtout que le peuple recherche dans ses plaisirs, une illusion de richesse, passer de sa condition sociale dans celle des enviés et des heureux de la terre!
Le camelot et sa noce se promenaient mélancoliquement parmi la poussière et le bruit de cette kermesse hyménéenne, se bourraient de biscuits et de croquets en attendant ce festin si désiré. Certes, les éléments de gaieté ne leur manquaient pas, on allait en juger tout à l’heure, mais pour le moment la faim paralysait toute expansion. Enfin, un des membres de la tribu Bélisaire, envoyé en éclaireur, vint annoncer que tout était prêt, qu’on n’avait plus qu’à se mettre à table, et l’on reprit bien vite la route du restaurant.
Le couvert était mis dans une de ces grandes salles séparées par des cloisons mobiles, peintes de couleurs fades, agrémentées de dorures et de glaces toutes pareilles. On entendait parfaitement ce qui se passait d’une pièce à l’autre, les rires, les chocs de verres, et les appels aux garçons, et les sonnettes impatientes. Avec la buée chaude qui régnait là dedans, le petit jardin en quinconces sous les fenêtres, on se serait cru dans quelque vaste établissement de bains. Ici, comme à la mairie, les invités furent pris d’abord d’un craintif respect devant cette grande table servie, ornée à ses deux bouts d’un bouquet d’oranger artificiel, de pièces montées invraisemblables, de sucreries vertes et roses, le tout immuable, depuis des siècles, préparé pour des noces permanentes, pointillé par des générations de mouches qui venaient s’y poser encore malgré les coups de serviettes des garçons. En attendant madame de Barancy, qui n’arrivait pas, on prit place. Le marié voulait se mettre à côté de sa femme, mais la sœur de Nantes dit que cela ne se faisait plus, que ce n’était pas convenable, qu’il fallait les placer en face l’un de l’autre. Ce qui fut fait, mais après un long débat pendant lequel le vieux Bélisaire, se tournant vers sa nouvelle bru, lui demanda d’un ton très désagréable:
«Voyons! vous, comment fait-on? Comment avez-vous fait avec M. Weber?»
Ainsi interpellée, la porteuse de pain répondit bien tranquillement qu’elle s’était mariée dans son pays, dans une ferme, et que même elle avait servi à table ce jour-là. Le vieux en fut pour sa malice; mais il était facile de voir que les Bélisaire n’étaient pas contents, et que toutes les splendeurs du dîner ne suffiraient pas pour leur rendre la sérénité. L’aîné marié, c’était la vache à lait tarie pour la famille, le plus clair des bénéfices envolé.
En commençant, chacun mangeait silencieusement, d’abord parce qu’on avait une faim intense, et puis aussi à cause d’une certaine intimidation causée par le service de ces messieurs en habit noir, que Bélisaire essayait en vain de dérider avec son bon sourire. Singuliers types, ces garçons de banlieue, fanés, flétris, effrontés, avec leurs mentons rasés, leurs grands favoris tombants laissant voir la bouche, lui donnant des expressions ironiques, sévères, administratives. On aurait dit des préfets destitués et réduits à des besognes humiliantes. Le comique, c’était l’air dédaigneux avec lequel ils regardaient tous ces pauvres hères, gens de peu, conviés à une noce à cent sous par tête. Ce chiffre énorme de cent sous, que chacun des convives se redisait avec admiration, qui entourait d’une auréole luxueuse ce Bélisaire capable de dépenser cent francs d’un seul coup pour son dîner de noce, remplissait les garçons d’un profond mépris traduit par des clignements d’yeux entre eux et un sérieux impassible vis-à-vis des invités. Bélisaire avait à côté de lui un de ces messieurs qui l’accablait, l’opprimait d’une sainte terreur; un autre, planté en face, derrière la chaise de sa femme, le fixait si désagréablement que le brave camelot, pour échapper à cette surveillance, avait pris la carte placée à sa gauche et ne faisait que la lire et la relire. Un éblouissement, cette carte! Parmi certains mots familiers faciles à reconnaître, comme canards, navets, filet, haricots, se dressaient des épithètes grandioses ou baroques, des noms de villes, de généraux, de batailles, Marengo, Richelieu, Chateaubriand, Barigoule, devant lesquels Bélisaire, comme tous les autres convives, demeurait stupéfié. Dire qu’ils allaient manger de tout cela! Et vous figurez-vous la tête de ces malheureux quand on leur présentait deux assiettes de potage: «bisque, ou purée Crécy?…», deux bouteilles de vins d’Espagne: «Xérès, ou Pacaret?…» comme dans ces jeux de société où l’on vous donne à choisir entre deux noms de fleurs, sous lesquels s’abritent des gageures imprévues. Comment se décider? Chacun hésitait, puis lançait son choix au hasard. Le choix importait peu, du reste, les deux assiettes contenant la même eau tiède et douceâtre, les deux bouteilles n’étant qu’une seule et même liqueur jaune et troublée, une étrange rinçure qui rappelait à Jack l’églantine du gymnase Moronval. Les convives se jetaient des regards effarés, épiaient leurs voisins pour voir comment ils s’y prenaient, quel était celui de leurs nombreux verres de formes différentes qu’il fallait tendre au garçon. Le «Camarade» s’en tirait, lui, en buvant tout dans le même, le plus grand. C’est égal, tant d’inquiétudes et de gêne avaient mis un froid excessif dans le début de ce repas-illusion. Ce fut la mariée qui, la première, surmonta cette situation ridicule. L’excellente femme, chez qui un raisonnement très juste faisait bien vite la lumière, se rassura elle-même en s’adressant à son enfant.