Il ne fallut pas longtemps au nouveau ménage pour s’apercevoir de l’incapacité du Camarade et de la mauvaise affaire qu’on avait faite en le prenant pour associé. Le repas du mariage avait déjà donné à Bélisaire l’occasion de constater les penchants d’ivrognerie du personnage. Huit jours après, il était édifié sur tous ses autres vices entretenus par une paresse indélébile, entrée dans la chair de cet homme comme une crasse, et qui avait rouillé pour toujours ses facultés laborieuses. De son état, le Camarade était serrurier; mais de mémoire de compagnon, on ne se souvenait pas de l’avoir vu travailler, quoiqu’il ne se montrât jamais sans son marteau sur l’épaule et son tablier de cuir sous le bras. Ce tablier, qu’il ne dépliait jamais, lui servait d’oreiller plusieurs fois par jour, lorsqu’en sortant d’un cabaret où il avait fait une station trop longue il éprouvait le besoin d’une sieste sur un banc des boulevards extérieurs ou dans quelque chantier de démolition. Quant au marteau, c’était un attribut, pas autre chose; il le portait comme l’Agriculture, sur les places publiques, soutient sa corne d’abondance, sans en rien laisser tomber jamais. Tous les matins, avant de sortir, il disait en le brandissant: «Je vais chercher de l’ouvrage…» Mais il faut croire que son geste, la façon dont il parlait dans sa barbe farouche, en roulant des yeux flamboyants, devait faire peur à l’ouvrage, car jamais le Camarade ne le rencontrait sur sa route, et il passait tout son temps à rôder dans le faubourg d’un cabaret à un autre, «à faire sa panthère,» comme disent les ouvriers parisiens, par allusion sans doute à ce mouvement de va-et-vient qu’ils voient aux fauves encagés, dans leurs promenades du dimanche au Jardin des Plantes.
Bélisaire et sa femme prirent patience d’abord. L’air sententieux du Camarade leur imposait un peu; et puis, il chantait si bien: «Le travail plaît à Dieu!» Mais comme, en fin de compte, il mangeait d’un fort bon appétit, les nouveaux mariés qui s’escrimaient du matin au soir pendant que l’autre faisait sa panthère toute la semaine et n’apportait jamais rien le jour de la Sainte-Touche, commencèrent à se lasser. L’avis de madame Bélisaire était de le renvoyer tout bonnement, de le rendre à la rue, au tas de balayures où le camelot avait dû le ramasser dans son désir d’avoir un camarade. Mais Bélisaire, que le bonheur parfait dont il jouissait dans son ménage et dans ses bottes neuves rendait encore meilleur, supplia sa femme de patienter. Quand un juif se mêle d’être généreux, sa charité est inépuisable.
– Qui sait, disait-il, si on ne pourrait pas le corriger, le changer?
Il fut donc convenu que lorsque Ribarot rentrerait en battant les murs, la langue épaisse, on ne lui donnerait pas à souper, ce qui était une grande privation pour l’ivrogne qui, par un bénéfice de nature, avait encore plus faim ces jours-là que les autres. C’était une comédie de voir les efforts qu’il faisait pour se tenir droit, pour saluer sans desserrer les dents. Mais la porteuse de pain était douée d’une sagacité extraordinaire, et souvent, en servant la soupe par cuillerées, quand le Camarade tendait déjà son assiette, elle éclatait contre lui:
– Vous n’avez pas honte de venir vous mettre à table dans l’état où vous êtes?… car vous êtes encore en ribote, allez! je le vois bien.
– Tu crois?… disait Bélisaire. Pourtant il me semble…
– C’est bon, je sais ce que je sais… Allons, haut! à la paille, et plus vite que ça.
Le Camarade se levait, prenait son marteau et son tablier en bégayant quelques mots de supplication ou de dignité, avec un regard éperdu à la soupe qui fumait, puis s’en allait se coucher comme un chien dans la petite niche que Bélisaire occupait avant son mariage. Il n’avait pas le vin méchant, et sous cette barbe touffue, malpropre et barricadière, cachait un visage d’enfant vicieux et faible. Quand il était parti:
– Allons! disait le camelot en avançant ses bonnes grosses lèvres, allons! donne-lui tout de même un peu de soupe.
– Oh! je sais bien… toi, si on t’écoutait…
– Seulement pour une fois… Allons!
La femme résistait encore un moment avec cette indignation que la femme du peuple qui travaille comme un homme a contre l’homme qui ne fait rien; mais, toujours, elle finissait par céder et Bélisaire s’en allait porter triomphalement une platée de soupe au Camarade dans son chenil. Il revenait tout ému.
– Eh bien! qu’est-ce qu’il a dit?
– Oh! tiens! il me fait de la peine tellement il a l’air désolé. Il dit que s’il boit, c’est du chagrin de ne pas trouver d’ouvrage et de nous être toujours sur le dos.
– Qu’est-ce qui l’empêche d’en trouver de l’ouvrage?
– Il dit qu’on ne veut pas de lui parce qu’il n’a pas des vêtements propres, et que s’il pouvait se requinquer un peu…
– Merci! j’en ai assez de le requinquer… Et sa redingote de la noce que tu lui as fait faire sans me le dire, pourquoi l’a-t-il vendue?
À cela, il n’y avait pas de réplique. Pourtant ces excellentes gens faisaient encore un effort, achetaient à Ribarot une blouse de travail, une salopette. Un beau matin il partait avec du linge frais blanchi, un nœud de cravate fait par madame Bélisaire, et ne se montrait plus pendant huit jours, au bout desquels on le retrouvait endormi dans sa niche, dépouillé de la plupart de ses vêtements, n’ayant sauvé du désastre que son marteau et l’éternel tablier de cuir. Après plusieurs frasques de ce genre, on n’attendait plus qu’une occasion pour se défaire de cet intrus qui, au lieu d’être un soulagement pour le ménage, devenait un fardeau très lourd. Bélisaire lui-même était obligé d’en convenir, et souvent il venait se plaindre de Ribarot à son ami Jack, qui mieux que personne comprenait son chagrin, car lui aussi s’était donné un camarade terriblement incommode, mais un camarade dont il ne pouvait pas se plaindre. Il l’aimait bien trop pour cela!…