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– Vois-tu! mon enfant, lui disait-elle en revenant le soir vers la gare d’Évry, je ne t’accompagnerai pas souvent ici. J’ai trop souffert; la blessure est trop récente.

Sa voix tremblait en parlant. Ainsi, après tout ce que cet homme lui avait fait, les humiliations, les outrages qu’elle avait subis près de lui, elle l’aimait encore.

Ida passa plusieurs dimanches sans venir à Étiolles; et dès lors Jack dut partager son jour de vacances, en donner la moitié à Cécile, mais renoncer au meilleur de leurs entrevues, aux courses en forêt, aux bonnes causeries qu’il faisaient à la nuit tombante sur le banc rustique du verger, pour retourner à Paris dîner avec sa mère. Il s’en revenait par les trains de l’après-midi, déserts et surchauffés, passant du calme des bois à l’animation des dimanches faubouriens. Les omnibus encombrés, les trottoirs envahis par les tables des petits cafés où des familles au grand complet, père, mère, enfants, s’asseyaient devant des bocks et des journaux à images, des foules arrêtées, le nez en l’air, à regarder au-dessus de l’usine à gaz un gros ballon jaune qui montait, toute cette cohue faisait un si grand contraste avec ce qu’il venait de quitter, qu’il en demeurait étourdi et navré. Dans la rue des Panoyaux plus déserte, il retrouvait des habitudes de province, des parties de volants devant les portes, et dans la cour de la grande maison silencieuse, le concierge avec quelques voisins assis sur des chaises savourant la fraîcheur entretenue par de fréquents arrosages à l’entonnoir. D’ordinaire, quand il arrivait, sa mère causait dans le corridor avec le ménage Levindré. Bélisaire et sa femme, qui sortaient régulièrement tous les dimanches de midi à minuit, auraient bien désiré emmener madame de Barancy; mais elle avait honte de se montrer avec ces pauvres gens et d’ailleurs se plaisait bien mieux dans la compagnie de ce couple d’ouvriers paresseux et phraseurs. La femme Levindré, couturière de son état, attendait depuis deux ans, pour se mettre au travail, qu’elle pût acheter une machine à coudre de six cents francs; six cents francs, pas un sou de moins! Quant au mari, autrefois patron bijoutier, il déclarait ne vouloir travailler qu’à son compte. Quelques secours quêtés de ci de là aux parents de l’un et de l’autre entretenaient tant bien que mal ce triste ménage, véritable nid à rancunes, à révoltes, à plaintes contre la société. Avec ces déclassés, Ida s’entendait à merveille, s’apitoyait sur leur détresse, se repaissait des admirations, des adulations prodiguées par ces gens qui espéraient d’elle les six cents francs de la machine à coudre ou la somme nécessaire à l’achat d’un fonds; car elle leur avait dit qu’elle se trouvait dans une gêne momentanée, mais qu’elle n’avait qu’à vouloir pour redevenir très riche. Il en entendait, le sombre et étouffant couloir, des confidences, des soupirs:

– Ah! madame Levindré…

– Ah! madame de Barancy…

Et M. Levindré, qui avait inventé tout un système politique, le déroulait en phrases retentissantes, pendant que du chenil, où le Camarade cuvait son vin, montait un ronflement sonore et monotone. Mais les Levindré eux-mêmes allaient quelquefois le dimanche chez des parents, des amis, ou se rendaient à des repas de francs-maçons, ce qui leur économisait un dîner. Ces jours-là, pour fuir l’ennui, la mélancolie de la solitude, Ida descendait au cabinet de lecture de madame Lévêque, où Jack savait d’avance la retrouver.

Cette petite boutique borgne, pleine de livres à dos vert qui sentaient le moisi, était littéralement obstruée par les brochures, les journaux illustrés, vieux de quinze jours, les feuilles de soldats à un sou ou les gravures de modes s’étalant à sa devanture, et ne recevait un peu d’air et de jour que de sa porte ouverte qui agitait aussi contre son vitrage toutes sortes de paperasses coloriées. Là dedans vivait une vieille femme archi-vieille, prétentieuse et malpropre, qui passait son temps à faire de la «mignonette» en rubans de couleur, de ces garnitures comme on en voyait aux ridicules de nos grand’mères. Il paraît que madame Lévêque avait connu des jours meilleurs et que, sous le premier Empire, son père était un personnage considérable, quelque huissier à la cour ou concierge de palais.

– Je suis filleule du duc de Dantzick…» disait-elle à Ida avec emphase. C’était un de ces vieux champions des choses disparues, comme on n’en retrouve que dans les quartiers excentriques où Paris les rejette chaque jour dans son flux perpétuel. Pareille aux fonds poussiéreux de sa boutique, à ses livres à dos de lustrine, tous incomplets ou déchirés, sa conversation était pleine de splendeurs romanesques et dédorées. La féerie de ce règne magique, dont elle n’avait vu que la fin, lui avait laissé dans les yeux un éblouissement, et rien que la façon dont elle disait «Messieurs les maréchaux» valait tout un défilé de panaches, de broderies, d’aiguillettes, de chapeaux bordés d’hermine blanche. Et les anecdotes sur Joséphine, les mots de la maréchale Lefèvre! Il y avait surtout une histoire que madame Lévêque racontait encore mieux et plus souvent que les autres, c’était l’incendie de l’ambassade d’Autriche, la nuit du Fameux bal donné par la princesse de Schwartzenberg. Toute sa vie était restée éclairée à la lueur de cet incendie célèbre, et c’est dans sa flamme qu’elle voyait passer les maréchaux étincelants, les dames à taille haute, décolletées, coiffées à la Titus ou à la Grecque, et l’empereur en habit vert, en culottes blanches, portant dans ses bras, à travers le jardin embrasé, madame de Schwartzenberg évanouie. Avec sa manie de noblesse, Ida se trouvait bien auprès de cette vieille folle. Et pendant qu’elles étaient là, assises dans l’échoppe sombre, à faire sonner des noms de ducs, de marquis, comme des brocanteurs triant des vieux cuivres ou des bijoux cassés, un ouvrier entrait acheter un journal d’un sou, ou quelque femme du peuple, impatiente de la suite d’un feuilleton à surprise, venait voir si la livraison avait paru, donnait ses deux sous, se privait de son tabac si elle était vieille, de la botte de radis de son déjeuner si elle était jeune, pour dévorer les aventures du Bossu ou de Monte Cristo, avec cet affamement de lectures romanesques qui tient le peuple de Paris. Malheureusement, madame Lévêque avait des petits-enfants tailleurs pour livrées dans le faubourg Saint-Germain, – «tailleurs de la noblesse,» comme elle disait, – qui l’invitaient à dîner tous les quinze jours. Pour passer son dimanche, madame de Barancy n’avait plus alors que la ressource du vieux fonds littéraire de madame Lévêque, une cargaison d’exemplaires dépareillés, fanés, salis par tous les doigts du faubourg, et gardant entre leurs feuillets, qui n’avaient plus que le souffle, des miettes de pain ou des taches de graisse qui prouvaient qu’on les avait lus en mangeant. Ils racontaient, ces livres, des paresses de filles, des flânes d’ouvriers, ou même des prétentions littéraires, car beaucoup avaient dans leurs marges des notes au crayon, des remarques saugrenues.

Elle restait là, affaissée et seule devant la croisée, à lire ses romans jusqu’à ce que la tête lui tournât. Elle lisait pour éviter de penser et de regretter. Déclassée dans cette grande maison ouvrière, les croisées laborieuses qu’elle avait en face d’elle ne lui causaient pas, comme à son fils, une excitation au courage, à un labeur quelconque, mais une lassitude plus grande, un dégoût plus amer. La femme toujours triste qui cousait sans relâche près de sa fenêtre, la pauvre vieille qui disait: «les personnes qui sont à la campagne d’un temps pareil…» aggravaient son ennui à elle de leur plainte muette ou formulée. La pureté du ciel, la chaleur de l’été sur toutes ces misères, les lui faisaient paraître plus noires, de même que l’oisiveté du dimanche où passaient seulement les cloches de vêpres, mêlées à des sifflements d’hirondelles, lui pesait de son silence et de sa tranquillité. Et elle se souvenait. Ses promenades d’autrefois, des courses en voiture, des parties de campagne, lui apparaissaient, dorées par le regret comme par un couchant disparu. Mais les années d’Étiolles, plus récentes, lui causaient la plus vive blessure. Oh! la belle vie, les dîners joyeux, les cris des arrivants, les longues veillées sur la terrasse italienne, et LUI, debout contre un pilier, le front levé, le bras étendu, récitant au clair de lune: