– Mais c’est toi, cette femme! Et tu sais comment tu es partie, dans quelles circonstances odieuses!
Elle répondit toute frissonnante:
– Mon cher, tu auras beau chercher à m’humilier, renouveler l’outrage en me le rappelant, il y a ici une question d’art, et je crois m’y entendre un peu plus que toi. M. d’Argenton m’aurait outragée cent fois plus qu’il n’a fait, cela ne m’empêcherait pas de reconnaître qu’il est une des sommités littéraires de ce temps. Plus d’un en parle avec mépris aujourd’hui, qui sera fier de dire plus tard: Je l’ai connu… Je me suis assis à sa table.
Là-dessus, elle sortit majestueusement pour aller retrouver madame Levindré, l’éternelle confidente; et Jack, déjà remis au travail, – c’était sa seule ressource dans le chagrin, cette étude qui le rapprochait de Cécile, – entendit bientôt chez les voisins une lecture à haute voix, interrompue d’exclamations enthousiastes et de larmes trahies par le bruit des mouchoirs.
– Tenons-nous bien… l’Ennemi approche… pensait le pauvre garçon. Il ne se trompait pas.
Amaury d’Argenton était aussi malheureux loin de sa Charlotte que celle-ci s’ennuyait de n’être plus auprès de lui. Victime et bourreau, indispensables l’un à l’autre, ils sentaient profondément, chacun de son côté, le vide des existences dépareillées. Dès le premier jour de la séparation, le poète avait pris une attitude de cœur blessé, donné à sa grosse tête blafarde une expression dramatique et byronienne. On le rencontrait dans les restaurants de nuit, dans les brasseries où l’on soupe, entouré de sa cour d’adulateurs et d’exploiteurs qu’il entretenait d’Elle, rien que d’Elle. Il voulait faire dire aux hommes, aux femmes qui se trouvaient là:
– C’est d’Argenton, le grand poète… Sa maîtresse l’a quitté… Il cherche à s’étourdir.
Il cherchait à s’étourdir, en effet, soupait dehors, passait les nuits; mais la fatigue lui vint bientôt de cette existence irrégulière et dispendieuse. C’est superbe, parbleu! de taper sur la table d’un restaurant de nuit et de crier: «Garçon, une absinthe pure!…» pour faire dire à des provinciaux autour de soi: «Il se tue… C’est pour une femme…» Pourtant, quand la santé s’y refuse, quand après avoir demandé très haut «une absinthe pure!» on est obligé de dire tout bas au garçon: «Beaucoup de gomme!» ce sont là des poses par trop héroïques. En quelques jours de cette existence, d’Argenton acheva de se délabrer l’estomac, les «crises» reparurent plus fréquentes, et l’absence de Charlotte se fit sentir dans toute son horreur. Quelle autre femme aurait pu supporter ces plaintes perpétuelles, surveiller l’heure des poudres et des tisanes, les apporter avec la religion de M. Fagon médicamentant le grand roi? Des puérilités de malade lui revenaient. Il avait peur tout seul, et gardait toujours quelqu’un, Hirsch ou un autre, couché sur le divan. Les soirées lui paraissaient lugubres, parce qu’il était environné du désordre, de la poussière que toutes les femmes, même cette folle d’Ida, savent éviter autour d’elles. Le feu ne chauffait pas, la lampe brûlait mal, des courants d’air soufflaient sous les portes; et, saisi dans son égoïsme, dans ce qu’il avait de plus sensible, d’Argenton regretta sincèrement sa compagne. Il devint véritablement malheureux à force d’avoir voulu le paraître. Alors, pour se distraire, il essaya de voyager; mais le voyage ne lui réussit guère, à en juger du moins par le ton lamentable de sa correspondance.
– «Ce pauvre d’Argenton m’a écrit une lettre navrante…» se disaient les Ratés entre eux en s’abordant d’un air à la fois contrit et satisfait. Il leur en écrivait à tous, de ces «lettres navrantes.» C’était ce qui remplaçait «les mots cruels.» De loin comme de près, une idée fixe le rongeait: «Cette femme se passe de moi, elle est heureuse sans moi, par son fils. Son fils lui tient lieu de tout.» Cette pensée l’exaspérait.
– Fais donc un poème là-dessus, lui dit Moronval en le voyant aussi désolé au retour qu’au départ… Ça te soulagera.»
Immédiatement il se mit à l’œuvre, et les rimes se suivant avec le système de travail sans rature dès longtemps adopté par le poète, il eut bientôt composé le prologue des «Ruptures.» Le malheur, c’est que la composition poétique, au lieu de le calmer, l’excita encore. Comme il avait besoin de se monter, il imagina une Charlotte idéale, plus belle, plus séraphique que l’autre, élevée au-dessus de terre de toute la hauteur de son inspiration forcée. Dès lors, la séparation devint intolérable. Sitôt que la Revue eut publié le prologue du poème, Hirsch et Labassindre furent chargés d’aller porter un exemplaire rue des Panoyaux. Cet appeau jeté, d’Argenton voyant que bien décidément il ne pouvait plus vivre sans Lolotte, résolut de frapper un grand coup. Il se fit friser, pommader, cirer à la hongroise, prit un fiacre qui devait l’attendre à la porte, et se présenta rue des Panoyaux à deux heures de l’après-midi, alors que les femmes sont seules et que toutes les usines du faubourg envoient au ciel des tourbillons de fumée noire. Moronval qui l’accompagnait descendit parler au concierge, puis revint:
– Tu peux monter… Au sixième, au fond du coïdo… Elle y est.
D’Argenton monta. Il était plus pâle que d’habitude et son cœur battait. Ô mystères de la nature humaine, que des êtres comme celui-là aient un cœur, et que ce cœur puisse battre! C’était moins l’amour, il est vrai, que l’entourage de l’amour qui l’émouvait, le côté romanesque de l’expédition, la voiture au coin de la rue comme pour un enlèvement, et surtout sa haine satisfaite, la pensée du désappointement de Jack revenant du travail et trouvant l’oiseau déniché. Voici le plan qu’il avait fait: paraître devant elle à l’improviste, tomber à ses pieds, profiter du trouble, de l’égarement où la surprise la mettrait pour l’enlacer, l’envelopper, lui dire: «Viens, partons!» la faire monter en voiture, et bon voyage! Ou elle serait bien changée depuis trois mois, ou elle ne résisterait pas à l’entraînement. Voilà pourquoi il ne l’avait pas prévenue, pourquoi il marchait doucement dans le couloir afin de mieux la surprendre. Sombre couloir suant la misère de toutes ses lézardes, et dont les nombreuses portes avec leurs clefs en évidence semblaient dire: «Il n’y a rien à voler ici… Entre qui veut.»
Il entra vivement, sans frapper, avec un «c’est moi» mystérieusement modulé.
Cruelle déception, déception éternelle attachée aux pas majestueux de cet homme! Au lieu de Charlotte, ce fut Jack qu’il trouva debout devant lui, Jack qu’une fête de ses patrons avait fait libre pour une journée et qui feuilletait activement ses livres, pendant que Ida, étendue sur son lit dans l’alcôve, abrégeait comme tous les jours l’ennui de son oisiveté par une sieste de quelques heures. En présence l’un de l’autre, les deux hommes se regardèrent stupéfaits. Cette fois le poète n’avait pas l’avantage. D’abord, il n’était pas chez lui; puis, comment traiter en inférieur ce grand garçon à la mine intelligente et fière, où quelque chose de la beauté de la mère apparaissait pour mieux désespérer l’amant.
– Qu’est-ce que vous venez faire ici? demanda Jack en travers de la porte, qu’il barrait.
L’autre rougit, pâlit, balbutia:
– Je croyais… on m’avait dit que votre mère était là.
– Elle y est en effet; mais j’y suis avec elle, et vous ne la verrez pas.