Il se secoua vivement, comique sous les peluches blanches qui accentuaient sa noirceur, et s’avança dans l’entre-deux des lits, le dos courbé, la tête dans les épaules, rétréci, grelottant.
Jack regardait cette silhouette falote dont l’ombre s’allongeait de profil sur le mur, exagérée et grotesque, mettant en relief tous les défauts de cette tête simiesque, la bouche en avant, les oreilles énormes, détachées, le crâne en boule, laineux et trop saillant.
Le négrillon attacha sa lanterne au fond du dortoir, qui se trouva éclairé alors comme l’entrepont d’un navire. Puis, il resta là, debout, ses grosses mains gourdes d’engelures et sa face terreuse tendues vers la chaleur, vers la lumière, avec une expression si bonne, enfantine et confiante, que Jack se prit aussitôt à l’aimer.
Tout en se chauffant, le négrillon regardait de temps en temps le vitrage:
– Que de nige!… Que de nige!… disait-il en frissonnant.
Cette façon de prononcer le mot de neige, l’accent de cette voix douce, mal assurée dans une langue étrangère pour elle, toucha le petit Jack qui eut un regard de pitié vive et de curiosité. Le nègre s’en aperçut et, tout bas: «Tiens! le nouveau… Pourquoi toi dors pas, moucié?
– Je ne peux pas, dit Jack en soupirant.
– C’est bon soupirer quand on a chagrin, fit le négrillon, et il ajouta d’un ton sentencieux:
– Si pauvre monde avait pas soupir, pauvre monde étouffer bien sûr.
En parlant, il étalait une couverture sur le lit voisin de celui de Jack.
– C’est là que vous couchez?… demanda celui-ci, très étonné qu’un domestique occupât le dortoir des élèves… Mais il n’y a pas de draps?
– C’est pas bon pour moi, les draps… Moi la peau trop noire…
Le nègre fit cette réponse en riant doucement, et il se préparait à se glisser dans son lit, à demi vêtu pour avoir moins froid, quand tout à coup il s’arrêta, prit sur sa poitrine une cassolette en ivoire sculpté, et se mit à l’embrasser dévotement.
– Oh! la drôle de médaille! dit Jack.
– Pas médaille, fit le nègre. C’est mon grigri.
Mais Jack ne savait pas ce que c’était qu’un «gri-gri,» et l’autre lui expliqua qu’on appelait ainsi une amulette, quelque chose pour porter bonheur. Sa tante Kérika lui avait fait ce cadeau avant son départ du pays, sa tante qui l’avait élevé et qu’il espérait bien aller rejoindre un jour prochain.
– Comme moi, maman, fit le petit Barancy.
Et il y eut un moment de silence, chacun des enfants pensant à sa Kérika.
Jack reprit au bout d’un instant:
– Est-ce que c’est beau, votre pays?… Est-ce que c’est loin?… Comment l’appelez-vous?
– Dahomey, répondit le nègre.
Le petit Jack se dressa sur son lit:
– Oh! mais alors… mais alors vous le connaissez!… Vous êtes peut-être venu en France avec lui?
– Qui?
– Son Altesse Royale… vous savez bien… le petit roi de Dahomey.
– C’est moi, dit le nègre simplement…
L’autre le regardait avec stupéfaction… Un roi! ce domestique qu’il avait vu toute la journée dans sa défroque de laine rouge, courir la maison, un balai ou un seau à la main, qu’il avait vu servir à table, rincer les verres!
Le négrillon parlait pourtant sérieusement. Son visage avait pris une grande expression de tristesse, et ses yeux fixes semblaient regarder loin, bien loin, vers le passé ou quelque patrie perdue.
Était-ce l’absence du gilet rouge ou la magie de ce mot de roi, mais Jack trouvait au nègre assis au bord de son lit, le cou nu, la chemise entr’ouverte sur sa poitrine sombre où brillait l’amulette d’ivoire, un prestige, une dignité nouvelle.
– Comment ça se fait-il?… demanda-t-il timidement, en résumant dans cette question tous les étonnements de sa journée.
– Ça se fait… ça se fait… dit le nègre.
Tout à coup, il s’élança pour souffler la lanterne.
– Pas content, moucié Moronval, quand Mâdou laisser lumière…
Puis il rapprocha sa couchette de celle de Jack.
– Toi pas sommeil, lui dit-il. Moi jamais sommeil quand parler Dahomey… Écoute.
Et dans l’ombre, où ses yeux blancs luisaient, le petit nègre commença sa lugubre histoire…
Il s’appelait Mâdou, du nom de son père, l’illustre guerrier Rack-Mâdou Ghézô, un des plus puissants souverains des pays de l’or et de l’ivoire, à qui la France, la Hollande, l’Angleterre, envoyaient des présents, là-bas, de l’autre côté de la mer.
Son père avait de gros canons, des milliers de soldats munis de fusils et de flèches, des troupeaux d’éléphants dressés pour la guerre, des musiciens, des prêtres, des danseuses, quatre régiments d’amazones, et deux cents femmes pour lui tout seul. Son palais était immense, orné de fers de lance, de broderies en coquillages et de têtes coupées qu’on accrochait à la façade après la bataille ou les sacrifices. Mâdou avait été élevé dans ce palais, où le soleil entrait de tous côtés, chauffant les dalles et les nattes étendues. Sa tante Kérika, générale en chef des amazones, prenait soin de lui et, tout petit, l’emportait avec elle dans ses expéditions.
Qu’elle était belle, Kérika, grande et forte comme un homme, en tunique bleue, les jambes et les bras nus chargés de colliers de verroteries, son arc au dos, des queues de cheval flottant et ondulant à sa ceinture, et, sur la tête, dans la laine de ses cheveux, deux petites cornes d’antilope se rejoignant en croissant de lune, comme si les guerrières noires avaient gardé la tradition de Diane, la blanche chasseresse!
Et quel coup d’œil, quelle sûreté de main pour arracher une défense d’ivoire ou pour abattre une tête d’Achanti, d’un seul coup! Mais si Kérika avait des moments terribles, elle était toujours bien douce pour son petit Mâdou, lui donnait des colliers d’ambre et de corail, des pagnes de soie brodés d’or, beaucoup de coquillages qui sont la monnaie de ce pays-là. Même elle lui avait fait présent d’une petite carabine en bronze doré qui lui venait de la reine d’Angleterre, et qu’elle trouvait trop légère pour elle. Mâdou s’en servait, quand il l’accompagnait aux grandes chasses, dans les immenses forêts entrelacées de lianes.
Là, les arbres étaient si touffus, les feuilles si larges, que le soleil ne pénétrait pas sous ces voûtes vertes où les bruits sonnaient comme dans un temple. Mais il y faisait clair quand même, et les fleurs énormes, les fruits mûrs, les oiseaux de toutes couleurs dont les plumes traînaient des hautes branches jusqu’à terre, y brillaient de tous leurs reflets de pierres précieuses.
C’étaient des bourdonnements, des coups d’ailes, des frôlements dans les lianes. Des serpents inoffensifs balançaient leurs têtes plates armées de dards; les singes noirs franchissaient d’un bond les espaces entre les hautes cimes, et des grands étangs mystérieux qui n’avaient jamais reflété le ciel, posés comme des miroirs dans l’immense forêt, semblaient la continuer sous la terre, dans une profondeur de verdure traversée de vols scintillants…
À cet endroit du récit, Jack ne put retenir une exclamation: