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– M. Moronval voudrait vous demander quelque chose, mais il n’ose pas…

– Oh! dites, dites!… fit la pauvre sotte avec un si vif désir d’obliger, que le directeur eut envie de lancer tout de suite sa demande de fonds pour la publication d’une Revue; mais, très malin, très méfiant, il aima mieux agir prudemment, arriver petit à petit, «en sondeur,» comme il disait en clignant ses yeux de chat-tigre. Il se contenta donc de prier madame de Barancy de vouloir bien assister le dimanche suivant à une de leurs séances publiques et littéraires.

Sur le programme, cela s’appelait «séances de lecture expressive à haute voix, suivies de récitation de morceaux choisis de nos meilleurs poètes et prosateurs.» Inutile d’ajouter que parmi ceux-là d’Argenton et Moronval figuraient toujours au premier rang. En somme, c’était une façon que les Ratés avaient trouvée de s’imposer à un public quelconque par l’intermédiaire de l’infatigable et expressive madame Moronval-Decostère. On invitait quelques amis, les correspondants des élèves. Dans le commencement, ces petites fêtes avaient lieu tous les huit jours; mais depuis la déchéance de Mâdou elles s’étaient singulièrement espacées.

En effet, Moronval avait beau éteindre une bougie aux candélabres à chaque personne qui partait, ce qui assombrissait notablement la fin de la soirée, il avait beau mettre à sécher pendant la semaine, sur les fenêtres, le résidu de la théière en petits paquets collés, noirâtres, assez semblables à du varech hors de l’eau, et les faire resservir aux séances suivantes, les frais étaient encore trop considérables pour le dénûment de l’institution. On ne pouvait même pas compter sur la compensation d’une réclame, car le soir, à l’heure des séances, le passage des Douze-Maisons, avec sa lanterne allumée comme un œil unique au front d’un monstre, n’était pas fait pour attirer les promeneurs; les plus hardis n’avançaient jamais au delà de la grille.

Maintenant, il s’agissait de donner une nouvelle splendeur aux soirées littéraires.

Madame de Barancy accepta l’invitation avec empressement. L’idée de figurer à un titre quelconque dans le salon d’une femme mariée, et surtout d’assister à une réunion artistique, la flattait extrêmement, comme un échelon conquis au-dessus de son rang et de son existence irrégulière.

Ah! ce fut une fête splendide que cette séance de lecture expressive à haute voix, «première de la nouvelle série.» De mémoire de «petit pays chaud» on n’avait jamais vu une prodigalité pareille.

Deux lanternes de couleur furent pendues aux acacias de l’entrée, le vestibule orné d’une veilleuse, et plus de trente bougies allumées dans le salon, tellement ciré et frotté par Mâdou pour la circonstance, que cet éclairage extraordinaire se reflétait, faute de miroirs, sur le plancher, qui joignait au brillant de la glace toutes ses qualités glissantes et dangereuses.

Mâdou s’était surpassé comme frotteur. À ce sujet, je dois dire que Moronval était perplexe sur le rôle que devrait jouer le négrillon dans la soirée.

Fallait-il le laisser en domestique, ou lui restituer pour un jour son titre et sa splendeur défunte? Ce dernier parti était bien tentant. Mais alors, qui passerait les plateaux, introduirait, annoncerait les invités?

Mâdou, avec sa peau d’ébène, était inappréciable; et puis, par qui le remplacerait-on? Les autres élèves avaient à Paris des correspondants qui auraient pu trouver sans gêne ce système d’éducation, et ma foi! l’on finit par décider que la soirée se priverait de la présence et du prestige de l’Altesse Royale.

Dès huit heures, les «petits pays chauds» prirent place sur les bancs, et au milieu d’eux la chevelure blonde du petit de Barancy éclatait comme une lumière sur ce fond sombre d’enfants basanés.

Moronval avait lancé quantité d’invitations dans le monde artistique et littéraire, celui du moins qu’il fréquentait; et des coins les plus excentriques de Paris, tous les Ratés de l’art, de la littérature, de l’architecture, s’empressèrent en nombreuses députations.

Ils arrivaient par bandes, transis, grelottants, venus du fond de Montparnasse ou des Ternes sur des impériales d’omnibus, râpés et dignes, tous obscurs et pleins de génie, attirés hors de l’ombre où ils se débattaient par le désir de se montrer, de réciter, de chanter quelque chose, pour se prouver à eux-mêmes qu’ils existaient encore. Puis, la gorgée d’air pur respirée, la lumière du ciel entrevue, réconfortés par un semblant de gloire, de succès, ils rentreraient au gouffre amer avec la force nécessaire pour végéter.

Car c’était bien là une race végétante, embryonnaire, inachevée, assez semblable à ces produits du fond de la mer qui sont des êtres moins le mouvement, et auxquels il ne manque que le parfum pour devenir des fleurs.

Il se trouvait là des philosophes plus forts que Leibnitz, mais sourds-muets de naissance, ne pouvant produire que les gestes de leurs idées et pousser des arguments inarticulés. Des peintres tourmentés de faire grand, mais qui posaient si singulièrement une chaise sur ses pieds, un arbre sur ses racines, que tous leurs tableaux ressemblaient à des vues de tremblements de terre ou à des intérieurs de paquebots un jour de tempête. Des musiciens inventeurs de claviers intermédiaires, des savants à la façon du docteur Hirsch, de ces cervelles bric-à-brac où il y a de tout, mais où l’on ne trouve rien, à cause du désordre, de la poussière, et aussi parce que tous les objets sont cassés, incomplets, incapables du moindre service.

Ceux-là, c’étaient les tristes, les pitoyables, et si leurs prétentions insensées, aussi touffues que leur chevelure, si leur orgueil, leurs manies prêtaient à rire, tant de misère était écrite sur leur apparence râpée, qu’on ressentait, malgré tout, de l’attendrissement devant l’éclat fiévreux de ces yeux ivres d’illusions, devant ces physionomies ravagées, où tous les rêves vaincus, les espérances mortes, avaient marqué leur place en tombant.

À côté de ceux-là, il y avait ceux qui, trouvant l’art trop dur, trop aride, trop infructueux, demandaient des ressources à des professions bizarres, en désaccord avec les préoccupations de leur esprit, un poète lyrique tenant un bureau de placement pour domestiques mâles, un sculpteur commissionnaire en vin de Champagne, un violoniste employé au gaz.

D’autres, moins dignes, se faisaient nourrir par leurs femmes, dont le travail entretenait leur géniale paresse. Ces couples étaient venus ensemble, et les pauvres compagnes des Ratés portaient sur leurs visages courageux et fanés le prix coûtant de l’entretien d’un homme de génie. Fières d’accompagner leurs maris, elles leur souriaient comme des mères, de l’air de dire: «C’est mon œuvre!…» et elles avaient de quoi se glorifier en effet, tous ces messieurs ayant, en général, la mine florissante.

Joignez à ce défilé deux ou trois antiquailles littéraires, fabulistes de salon, vieux fonds d’athénées, de prytanées, de Sociétés philotechniques et autres, toujours à l’affût de ces sortes de séances; puis des comparses, des types vagues, un monsieur qui ne disait rien, mais qu’on prétendait très fort parce qu’il avait lu Proudhon, un autre amené par Hirsch, et qu’on appelait «le neveu de Berzélius,» il n’avait, du reste, pas d’autre titre de gloire que sa parenté avec l’illustre savant suédois, et paraissait un parfait imbécile; un comédien in partibus du nom de Delobelle, qui, disait-on, allait avoir un théâtre.