Oh! quel bonheur! disait Jack; et pendant que sa mère racontait au mulâtre que M. d’Argenton venait d’être obligé de partir en Auvergne auprès de sa tante qui se mourait, l’enfant traversa rapidement la cour pour aller s’habiller. Sur sa route il rencontra Mâdou. Mâdou, hâve, triste, déjà occupé de tous les soins du ménage, et transportant ses balais et ses seaux sans s’apercevoir que le temps était doux et que l’air se parfumait de sèves nouvelles.
En le voyant, il vint à Jack une idée folle, une de ces idées d’enfant heureux qui veut mettre autour de lui tout à l’unisson de son bonheur:
– Oh! maman, si nous emmenions Mâdou!…
La permission était plus difficile à obtenir, à cause des fonctions multiples du petit roi au gymnase; mais Jack supplia si bien que l’excellente madame Moronval déclara que pour ce jour-là elle se chargerait de toute la besogne du négrillon.
– Mâdou, Mâdou, cria l’enfant en se précipitant dehors, vite, habille-toi, nous t’emmenons avec nous en voiture, nous allons déjeuner au Bois.
Il y eut une minute de confusion. Mâdou était ahuri. Madame Decostère lui cherchait une tunique d’emprunt pour la circonstance. Le petit de Barancy sautait de joie, et madame de Barancy, comme un oiseau bavard que le bruit excite, donnait à Moronval force détails sur le voyage d’Argenton, l’état désespéré de sa santé.
Enfin on partit.
Jack et sa mère s’assirent dans le fond de la victoria, Mâdou sur le siège à côté d’Augustin; c’était peu royal, mais Sa Majesté en avait vu bien d’autres.
Le départ fut charmant, le long de cette avenue de l’Impératrice si large le matin, aérée et familiale. On rencontrait quelques promeneurs, de ceux qui aiment à respirer un peu de soleil avant le mouvement, le bruit, la poussière de la journée, des enfants accompagnés de gouvernantes, des tout petits, portés sur les bras, dans la solennité de leurs longues robes blanches, d’autres, plus grands, les bras et les jambes nus, les cheveux flottants. Des cavaliers passaient aussi, des amazones; et dans l’allée réservée, le sable ratissé fraîchement gardait les traces de ces premières cavalcades et semblait, au pied des pelouses vertes, un chemin de parc bien plus qu’un endroit public. Le même aspect tranquille, luxueux, reposé, s’étendait aux villas éparses dans la verdure et dont les briques roses, les ardoises bleuies par cette belle matinée ressortaient comme lavées de lumière fraîche.
Jack s’extasiait, embrassait sa mère, tirait Màdou par sa tunique:
– Tu es content, Mâdou?
– Oh! bien content, moucié.
On arriva au Bois, déjà vert par places et fleuri. Il y avait des allées dont la cime seule était cendrée de verdure ou rougie de sève, ce qui donnait aux branches toutes noyées de soleil un aspect vaporeux. Les diverses essences d’arbres, plus ou moins précoces, passaient du vert tendre des pousses nouvelles au vert permanent des arbustes d’hiver. Des houx, qui avaient porté la neige sur leurs feuilles raides et crispées, frôlaient des lilas en bourgeons, tout frileux encore et défiants.
La voiture arrêtée au restaurant du Pavillon, pendant qu’on préparait le déjeuner, madame de Barancy descendit avec les enfants pour faire le tour du lac. À cette heure matinale, les longues promenades de l’après-midi et tous ces reflets mondains de cochers poudrés, galonnés, de chevaux empanachés, d’essieux éclatants, ne le troublaient pas encore.
Il avait gardé de la nuit une fraîcheur légère qui montait en buée dans la lumière. Des cygnes nageaient, des tiges d’herbes se miraient dans cette eau limpide à qui l’ombre, le silence, la solitude, semblaient avoir refait une vraie physionomie d’eau vivante; elle avait des rides, des frissons, des montées de sources qui éclataient à la surface en bulles claires et bouillonnantes. Au lieu de cette nappe immobile qui semble un miroir aux modes nouvelles et aux vanités de Paris, le lac osait redevenir un lac, des ailes le traversaient, des nageoires l’agitaient en dessous, et les saules frangés du vert des pousses tendres y trempaient leurs branches abandonnées.
Quelle promenade délicieuse!
Et le déjeuner!… Le déjeuner devant les fenêtres ouvertes, avec ces appétits de collégiens, inconscients et vivaces, s’attaquant à tout du même cœur. D’un bout du repas à l’autre, ce fut un long éclat de rire. Tout leur était prétexte, un morceau de pain qui tombait, la tournure du garçon; et ces gaietés naïves allaient trouver dans les branches les premiers cris des oiseaux.
Puis le déjeuner fini:
– Si nous allions au Jardin d’acclimatation?… proposa la mère.
– Oh! la bonne idée, maman!… Mâdou qui n’a jamais vu ça… c’est lui qui va s’amuser.
On remonta en voiture pour suivre la grande allée jusqu’à la grille. Dans le jardin presque désert, ils retrouvèrent l’impression tranquille de réveil et de fraîcheur que leur avait procurée le bois; mais, pour les enfants, l’attrait était encore plus grand, de toute cette vie animale qui emplissait jusqu’au moindre taillis et les regardait passer avec des sauts contre les palissades, des yeux fins ou langoureux, et des mufles roses tendus vers la bonne odeur de pain frais qu’ils rapportaient du restaurant.
Mâdou qui jusqu’alors s’était amusé pour faire plaisir à Jack, commença à s’amuser lui-même pour de bon. Il n’avait pas besoin de l’étiquette bleue qui donne à toutes ces petites cours l’air de prisons numérotées pour connaître certains animaux de son pays. Avec un sentiment mêlé de plaisir et de peine, il regardait les kanguroos dressés sur leurs pattes, si longues, qu’elles ont l’agilité et l’élan d’une paire d’ailes. On eût dit qu’il compatissait à leur dépaysement, qu’il souffrait de les voir dans ce court espace qu’ils franchissaient en trois sauts pour revenir à leur petite cabane avec cette précipitation de l’animal domestique qui sait le refuge et la nécessité du gîte.
Il s’arrêtait devant ces grilles légères, peintes en clair pour plus d’illusion, où les onagres, les antilopes, étaient parqués, sans pitié pour leurs sabots fins, si légers, si agiles; et il y avait des petits coins de verdure pelée, des versants de monticules si pauvres d’herbes, que tout à coup quelque fragment lointain de paysage brûlé se levait pour Mâdou au passage de ces trots rapides.
Les oiseaux enfermés l’apitoyaient surtout. Au moins les autruches, les casoars, logés solitairement au grand air avec un arbuste exotique qui les accompagne dans la perspective des allées comme sur une estampe d’histoire naturelle, avaient-ils la place de s’étendre, de gratter au soleil parmi les cailloux cette terre neuve, remuée, rapportée, qui garde éternellement au Jardin d’acclimatation une physionomie de chose improvisée. Mais que les perruches, les aras semblaient tristes dans cette longue cage séparée en compartiments uniformes, dont chacun s’orne d’un petit bassin et d’un arbre à perchoir, sans branches ni feuilles vertes!
Mâdou, en regardant ces endroits mélancoliques, un peu sombres, car le bâtiment est bien haut pour sa petite cour, pensait au gymnase Moronval. Dans la souillure de ces étroits pigeonniers, les plumes éclatantes paraissaient ternies et frangées; elles parlaient de luttes, de batailles, d’effarements de prisonniers ou de fous le long d’un grillage en fer ouvragé. Et les oiseaux du désert ou de l’espace, les flamants dont les plumes roses, les cous tendus, s’envolent en triangle sur des échappées du Nil bleu et de ciel pâle, les ibis au long bec qui rêvent perchés sur les sphinx immobiles, tous prenaient la même physionomie banale parmi les paons blancs vaniteusement étalés et les petits canards chinois délicatement peints qui barbotaient à l’aise dans leur lac minuscule.