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Peu à peu le jardin se remplissait.

Il était mondain maintenant, bruyant, animé, et tout à coup, entre deux avenues, un spectacle étrange, fantastique, remplit Mâdou d’une extase si grande, qu’il en resta immobile, muet, sans un mot pour exprimer sa stupeur, son ravissement.

Au-dessus des massifs, des grilles, presque à la hauteur des grands arbres, deux éléphants, dont on n’apercevait encore que les énormes têtes et les trompes en mouvement, s’avançaient, balançant sur leurs larges dos tout un monde bariolé, des femmes avec des ombrelles claires, des enfants coiffés de chapeaux de paille, des têtes brunes, blondes, en cheveux, ornées de rubans de couleur. Après les éléphants, tout autre d’allure, une girafe venait, le cou raide, portant très haut sa petite tête sérieuse et fière; des gens étaient montés dessus. Et cette singulière caravane défilait dans l’allée tournante, entre la dentelle des jeunes branches, avec des rires, des petits cris, l’excitation que donnent la hauteur, l’air plus vif et aussi une crainte vague corrigée par beaucoup d’amour-propre.

Sous le soleil déjà chaud, ces étoffes de printemps paraissaient riches et soyeuses, et toutes les couleurs ressortaient sur la peau épaisse et rugueuse des éléphants. Enfin on les vit tout entiers, guidés par le cornac, la trompe tendue de droite à gauche vers les pousses d’arbres ou les poches des promeneurs, épais, chargés, tranquilles, agitant à peine leurs longues oreilles, qu’un enfant penché sur leurs dos ou quelque grande fille du peuple en train de rire chatouillaient légèrement d’une pointe d’ombrelle ou d’un fouet inoffensif.

– Qu’as-tu, Mâdou?… tu trembles… Est-ce que tu es malade? demanda Jack à son camarade.

Positivement Mâdou défaillait d’émotion; mais quand il apprit que lui aussi pourrait monter sur les lourdes bêtes, sa figure prit un air grave, posé, presque solennel.

Jack refusa de l’accompagner.

Il resta avec sa mère qu’il ne trouvait pas assez gaie, assez riante pour ce jour de bonheur; il éprouvait le besoin de se serrer contre elle, de l’admirer, de marcher dans la poussière de ses longues jupes de soie qu’elle laissait si royalement traîner. Assis tous deux, ils regardèrent le petit nègre se hisser tout en haut de l’éléphant avec une hâte, un frémissement singuliers.

Une fois là, il parut chez lui, à sa place.

Ce n’était plus l’enfant dépaysé, ridicule d’allure, de langage presque grotesque; ce n’était plus le collégien gauche et mal tourné, le petit domestique humilié par ses fonctions serviles et la tyrannie du maître. Sous sa peau noire, ordinairement terreuse, on sentait circuler la vie, ses cheveux laineux se soulevaient sauvagement, et dans ses yeux, parmi les langueurs de l’exil, luisaient des éclairs de colère ou de domination.

Heureux petit roi!

Deux ou trois fois de suite on lui fit faire le tour des allées.

«Encore, encore!» disait-il, et sur le petit pont qui traverse la pièce d’eau, entre les enclos des onagres, des kanguroos, des agoutis, il passait et repassait, excité jusqu’à l’ivresse par l’allure pesante et rapide de l’éléphant. Kérika, le Dahomey, la guerre, les grandes chasses, tout cela lui revenait en mémoire, il parlait seul, dans sa langue, et à cette petite voix d’Afrique, gazouillante, caressante, qui lui faisait fermer les yeux de plaisir, l’éléphant avait des barrissements enthousiastes, les zèbres hennissaient, les antilopes bondissaient effarés, pendant que de la grande cage aux oiseaux exotiques où le soleil tombait avec des rayons plus rouges, arrivaient des gazouillements, des cris, des appels, des coups de becs stridents, tout un tumulte de forêt vierge avant l’heure apaisée du sommeil.

Mais il était tard. Il fallait rentrer, descendre de ce beau rêve. D’ailleurs, sitôt le soleil disparu, le vent s’éleva, vif et froid, comme il arrive dans ces débuts du printemps où la gelée des nuits succède aux chauds rayons des jours.

Cette impression d’hiver fit aux enfants un retour morne et transi. La voiture filait dans la direction du gymnase, s’éloignait de l’Arc-de-Triomphe encore tout enflammé du couchant, et semblait aller vers la nuit. Mâdou songeait sur le siège, à côté du cocher; Jack, sans trop savoir pourquoi, avait le cœur gros, et par hasard madame de Barancy se taisait. Elle avait pourtant quelque chose à dire, et quelque chose qui lui coûtait probablement beaucoup, car elle attendit au dernier moment pour parler.

Enfin elle prit la main de Jack dans la sienne.

– Écoute, mon enfant. J’ai une mauvaise nouvelle à t’apprendre…

Il comprit tout de suite qu’un grand malheur lui arrivait, et ses yeux suppliants se tournèrent vers sa mère:

Oh! ne le dis pas, ne le dis pas ce que tu as à m’apprendre.

Mais elle continua, parlant à voix basse et très vite:

– Il faut que je parte pour un grand voyage… Je suis obligée de te quitter… Mais je t’écrirai… Ne pleure pas surtout, mon chéri, tu me ferais trop de peine… D’abord, ce n’est pas pour longtemps que je m’en vais… nous nous reverrons bientôt… oui, bientôt, je te le promets…

Et elle se mit à lui raconter une foule d’histoires saugrenues. Il s’agissait d’affaires d’argent, d’une succession à recueillir, de choses tout à fait mystérieuses.

Elle aurait pu parler longtemps encore, inventer mille autres histoires, Jack ne l’écoutait plus. Affaissé, anéanti, il pleurait silencieusement dans son coin, et le Paris qu’il traversait lui semblait bien changé depuis le matin, dépouillé de ses rayons printaniers, de ses parfums de lilas, lugubre, désastreux; car il le regardait avec les yeux trempés de larmes d’un enfant qui vient de perdre sa mère.

VI LE PETIT ROI

Quelque temps après ce départ précipité, il arriva au gymnase une lettre de d’Argenton.

Le poète écrivait à son «cher directeur» pour lui annoncer que la mort d’une parente ayant changé sa position, il le priait d’accepter sa démission de professeur de littérature. En post-scriptum et d’une façon tout à fait cavalière, il ajoutait que madame de Barancy, obligée de quitter Paris subitement, confiait le petit Jack aux soins paternels de M. Moronval. En cas de maladie de l’enfant, écrire à l’adresse de d’Argenton, à Paris, avec ordre de faire suivre.

«Les soins paternels de Moronval.» Avait-il dû rire en écrivant cette phrase! Comme s’il ne connaissait pas le mulâtre, comme s’il ne savait pas ce qui attendait l’enfant à l’institution quand on apprendrait que sa mère était partie et qu’il n’y avait plus rien à espérer d’elle!

Au reçu de cette lettre sèche, succincte, impertinente à force de discrétion, Moronval eut un de ces terribles accès de colère, déréglés et fous, comme il en avait quelquefois, et qui faisaient passer dans le gymnase le tremblement, l’agitation, la consternation d’un orage sous les tropiques.

Partie!

Elle était partie avec ce va-nu-pieds, ce bellâtre cagneux, sans talent, sans esprit, sans rien. Ah! elle en aurait de l’agrément!… Si ce n’était pas honteux, une femme de son âge, car elle n’était plus de la première jeunesse, avoir le cœur de s’en aller, de laisser là ce pauvre enfant, seul dans Paris, livré à des étrangers.