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Tout en s’apitoyant sur le sort du pauvre enfant, le mulâtre avait un mauvais petit froncement de babines qui semblait dire: «Attends… attends… je m’en vais te le soigner, moi, ton Jack, et tout à fait paternellement!»

Ce qui l’irritait surtout, c’était moins sa déconvenue de cupidité, sa Revue flambée, ce dernier espoir de fortune à jamais perdu, c’était moins tout cela que le mystère insolent, défiant, dont s’entouraient ces deux êtres qui s’étaient connus par lui, chez lui, à qui sa maison avait servi d’intermédiaire. Il courut au boulevard Haussmann pour avoir des renseignements, savoir quelque chose; mais, là, le mystère était le même. Constant attendait une lettre de madame. Elle savait seulement qu’on avait définitivement rompu avec «bon ami,» qu’on quitterait le boulevard, et que le mobilier serait probablement vendu.

– Ah! monsieur Moronval, ajoutait le vigoureux factotum, c’est un grand malheur que nous ayons mis le pied dans votre baraque.

Le mulâtre revint au gymnase, convaincu qu’au prochain trimestre on lui retirerait le petit Jack, ou que lui-même serait forcé de le renvoyer faute de paiement. Il en résulta pour lui, comme pour toute l’institution du reste, que le jeune de Barancy n’étant plus utile à ménager, il convenait de prendre une revanche de toutes les platitudes dont on l’entourait depuis un an.

Cela commença de haut, à la table du maître, où Jack s’assit désormais, non-seulement l’égal, mais le jouet et le martyr des autres. Plus de vin, plus de gâteaux.

«L’églantine,» comme tout le monde, «l’églantine» saumâtre, douceâtre et trouble, aussi chargée de corps étrangers et de mousse malsaine que les eaux d’une crue. Et tout le temps des regards haineux, des allusions blessantes.

On affectait de parler de d’Argenton devant lui. C’était un faux poète, égoïste, vaniteux.

Quant à sa noblesse, on savait à quoi s’en tenir, et les grands corridors sombres où, soi-disant, se traînait son enfance maladive, n’avaient jamais existé dans un vieux château perdu au fond des montagnes, mais dans le petit hôtel garni que sa tante dirigeait rue de Fourcy, parmi cet enchevêtrement de ruelles tortueuses et humides qui entourent l’église Saint-Paul. Elle était Auvergnate, la brave femme, et chacun se souvenait de l’avoir entendue crier à son neveu, dans ces mêmes corridors sombres: «Amaury, mon garçon, monte-moi la clé du ché bi (du sept bis).» Et le vicomte montait la clé du ché bi.

Ces railleries féroces contre le poète qu’il détestait amusaient l’enfant; mais quelque chose l’empêchait de rire, de se mêler à la gaieté bruyante des «petits pays chauds,» enchantés de témoigner de leur bassesse à chaque plaisanterie de Moronval. C’est que toujours à la suite de ces révélations burlesques, arrivaient des allusions à une autre personne que Jack tremblait de reconnaître, bien qu’aucun nom ne fût prononcé. On eût dit qu’un lien quelconque unissait dans l’esprit des convives Amaury d’Argenton, ce grand homme raté, bellâtre, ridicule, et cette autre personne que l’enfant adorait et respectait pardessus tout.

Il y avait principalement un certain duché de Barancy qui revenait dans toutes les conversations.

– Où le placez-vous, ce duché-là, criait Labassindre, en Touraine, ou bien au Congo?

– Il faut convenir en tout cas qu’il est joliment bien entretenu…, répondait le docteur Hirsch avec un clignement d’yeux.

– Bravo, bravo!… Très joli, entretenu!

Et l’on riait, l’on se tordait.

Il était question aussi du fameux lord Peambock, major général dans l’armée des Indes.

– Je l’ai beaucoup connu, disait le docteur Hirsch; c’est lui qui commandait le régiment des trente-six papas.

– Bravo, les trente-six papas!

Jack baissait la tête, regardait son pain, son assiette, n’osait même pas pleurer, pris dans cette ironie qui l’étouffait. Parfois, sans qu’il saisît exactement les paroles qu’il entendait, quelque chose de plus railleur dans l’expression de ces visages, de plus lippu dans leur rire, l’avertissait de l’outrage qu’on voulait lui faire.

Alors madame Moronval lui disait doucement:

– Jack, mon ami, allez donc voir un moment à la cuisine.

Puis elle grondait les autres à voix basse.

– Bah! disait Labassindre, il ne comprend pas.

Certes, il ne comprenait pas tout, le pauvre enfant; mais son intelligence s’ouvrait à ces premières tristesses, se fatiguait à chercher les raisons du mépris haineux qui l’entourait; et certains mots obscurs tombés de ces conversations de table lui restaient dans l’esprit comme un doute ou comme une souillure.

Il savait depuis longtemps qu’il n’avait pas de père, qu’il portait un nom qui n’était pas le sien, que sa mère n’avait pas de mari; cela servait de point de départ à ses réflexions inquiètes. Des susceptibilités lui venaient. Un jour, le grand Saïd l’ayant appelé «enfant de cocotte,» au lieu d’en rire comme autrefois, il se précipita au cou de l’Égyptien en lui faisant un garrot de ses petites mains crispées, au risque de l’étrangler. Aux hurlements de Saïd, Moronval accourut, et, pour la première fois depuis son entrée au gymnase, le petit de Barancy fit connaissance avec la matraque.

À partir de ce jour-là, le charme fut rompu. Le mulâtre ne se retint plus dans ses élans de correction; taper sur un blanc lui paraissait si bon! Maintenant, pour que le sort de Jack fût tout à fait semblable à celui de Mâdou, il ne lui manquait plus que de passer à la cuisine. N’allez pas croire au moins que, dans cette révolution du gymnase, la destinée du petit roi se fût améliorée. Au contraire, il était plus que jamais le souffre-douleur de toutes les ambitions déçues. Labassindre le bourrait de coups de pied, le docteur Hirsch continuait à lui allonger les oreilles, et le Père au bâton lui faisait payer cher l’effondrement de sa Revue.

«Jamais contents, jamais contents,» répétait le malheureux petit nègre, harcelé par les exigences tyranniques de ses maîtres. À son découragement se joignait un état singulier de nostalgie causé par la saison nouvelle, le retour si troublant de la chaleur et du soleil, et surtout par cette visite au Jardin d’acclimatation, qui lui avait apporté des souvenirs vivants, palpitants, tout un rappel de la patrie absente.

Sa mélancolie d’exilé se traduisit d’abord par un mutisme entêté, une résignation sans révolte contre les exigences et les coups. Puis la figure de Mâdou prit une résolution, une animation extraordinaires. On eût dit qu’en courant dans la maison, dans le jardin, à ses occupations multiples, il allait vers un but lointain, inconnu de tous; et ce qui l’aurait fait penser, c’était la fixité de ses regards, l’avance qu’ils semblaient avoir sur tout son être, comme si quelqu’un marchait devant lui et l’appelait.

Un soir, le négrillon étant en train de se coucher, Jack l’entendit gazouiller doucement dans sa langue étrangère et lui demanda:

– Tu chantes, Mâdou?

– Non, moucié, moi pas chanter, parler nègue.

Et il fit toutes ses confidences à son ami. Il avait résolu de partir. Il y pensait depuis longtemps, n’attendant que le soleil pour exécuter son dessein. Maintenant que le soleil était revenu, Mâdou allait retourner au Dahomey, retrouver Kérika. Si Jack voulait venir avec lui, ils iraient à pied jusqu’à Marseille, se cacheraient dans un bateau et partiraient ensemble sur la mer. Il ne pouvait rien leur arriver de mauvais, puisqu’il avait son gri-gri.