Puis il se rassurait en pensant que le négrillon devait déjà être loin, courant à toutes jambes sur la route de Marseille, qu’il se figurait droite comme un I, avec la mer au bout et des bateaux prêts à partir.
Chaque soir, en rentrant au dortoir, Jack éprouvait un mouvement de joie quand il voyait la place vide de son ami:
«Il court, il court, le petit roi!…» se disait-il, et pour un moment il oubliait les tristesses de sa propre existence, l’abandon inexplicable où sa mère le laissait. Cependant une chose l’inquiétait touchant le voyage de Mâdou. Le temps qui était si beau le jour du départ, avait subitement changé. À présent c’étaient des déluges de pluie, de grêle, de neige même, entre lesquels le printemps cherchait à rassembler ses rayons égarés; à cela il avait grand’peine; et pour quelques éclaircies fortuites, le vent qui soufflait continuellement ramenait des tourbillons de giboulées, si bien que «les petits pays chauds endormis sous leur vitrage crépitant et vibrant, enveloppés de l’air du dehors qui secouait leur frêle bâtisse, la faisait crier et trembler, pouvaient rêver de longues traversées, reconnaître des impressions de pleine mer et de dangers sans abris.
Pelotonné sous ses couvertures pour se soustraire aux terribles vents coulis cinglant et sifflant à travers le dortoir comme des lanières, Jack suivait dans son esprit la route imaginaire qu’avait prise Mâdou-Ghézo. Il le voyait blotti au bord d’un fossé, au coin d’un bois, subissant la rafale et l’ondée, et la petite casaque rouge impuissante à le défendre contre les colères de la saison.
Eh! bien, non, la réalité était encore plus sinistre que toutes ces suppositions.
– Il est retrouvé! cria Moronval un matin en se précipitant dans la salle à manger au moment où l’institution allait se mettre à table… Il est retrouvé. J’ai reçu l’avis de la préfecture de police… Vite, mon chapeau, ma canne!… je cours le réclamer au Dépôt.
Il était dans un état cruel d’indignation, de joie méchante.
Autant pour flatter le maître que pour satisfaire ce besoin de crier qui les distinguait, les «petits pays chauds» accueillirent la nouvelle par un hourrah formidable. Jack ne mêla pas sa voix à ce hurlement de triomphe, et tout de suite il pensa: «Ah! le pauvre Mâdou!»
Mâdou était au Dépôt, en effet, depuis la veille. C’est là, dans ce cloaque, au milieu de malfaiteurs, de vagabonds, d’un tas humain vautré de paresse, de dégoût, de fatigue ou d’ivrognerie, pêle-mêle sur des matelas jetés à terre, c’est là que l’héritier présomptif de la couronne de Dahomey fut retrouvé par son excellent maître.
– Ah! malheureux enfant, dans quel état faut-il que je… que je…
Le digne Moronval n’en put dire davantage, étranglé par la surprise et l’émotion; et à le voir jeter au cou du négrillon ses deux grands bras comme d’avides tentacules, l’inspecteur de police, qui l’accompagnait, ne put s’empêcher de penser:
– À la bonne heure! voilà un maître de pension qui aime ses élèves.
En revanche, ce sans-cœur de Mâdou paraissait frappé d’une complète indifférence; ses traits n’exprimèrent rien en voyant paraître Moronval, ni joie, ni peine, ni surprise, ni honte, pas même cette sainte terreur que le mulâtre lui inspirait d’ordinaire et que les circonstances auraient dû, ce semble, fortifier.
Ses yeux regardaient sans voir, mornes dans sa face déteinte, pâlie en-dessous et dépourvue de luisant. Ce qui accentuait encore cette prostration, c’était l’aspect sordide et effrayant de toute sa personne, un paquet de guenilles boueuses. De la tête aux pieds et jusque dans ses cheveux crépus, la boue s’était amassée par couches anciennes, récentes, superposées, et dont les plus sèches s’enlevaient par plaques couleur de poussière.
Il avait i’air d’un être amphibie qui s’est tour à tour trempé dans le flot et roulé dans le sable du rivage.
Plus de souliers aux pieds, plus de casquette; son galon avait tenté sans doute quelque maraudeur. Rien que sa culotte, qui n’avait plus que le fil, et son gilet rouge tout effiloqué, dont la couleur n’apparaissait que de place en place, mangée de soleil et de fange.
Que lui était-il donc arrivé?
Lui seul aurait pu le dire, s’il eût voulu parler. L’inspecteur savait seulement que des agents de la sûreté faisant une ronde, la veille, dans les carrières d’Amérique, l’avaient trouvé couché sur un four à plâtre, à peu près mort de faim et tout engourdi par l’excessive chaleur du four. Pourquoi était-il encore à Paris? Qui l’avait empêché de partir?
Moronval ne le lui demanda pas, il ne lui adressa pas un mot dans le long trajet en voiture qu’ils firent tous les deux du Dépôt au gymnase.
Entre l’enfant, jeté dans un coin comme un paquet, défait, hébété et triste, et le directeur solennel et triomphant, il n’y eut que des regards d’échangés.
Et quels regards!
Une lame aiguë, acérée et tranchante, se croisant dans le vide avec un pauvre petit fer plié, rompu, vaincu d’avance.
Quand Jack vit passer dans le jardin cette face noire et piteuse, ridée, rapetissée parmi ses haillons, il eut peine à reconnaître le petit roi.
Mâdou lui jeta un «bonjou moucié!» d’une tristesse inexprimable; puis, de toute la journée, il ne fut plus question de lui. Les classes eurent lieu dans leur décousu ordinaire, les récréations aussi. Seulement, de temps en temps, à plusieurs reprises, on entendit de grands coups sourds et des gémissements profonds qui venaient de la chambre du mulâtre. Même quand ce bruit sinistre cessait, Jack, dans sa crainte, croyait encore l’entendre; madame Moronval semblait très émue aussi en l’écoutant, et parfois le livre qu’elle tenait entre ses mains tremblait de toutes ses pages.
À dîner, le directeur s’assit, exténué mais radieux:
– Le miséabe! disait-il à sa femme et au docteur Hirsch; le miséabe!… dans quel état il m’a mis!
Le fait est qu’il avait l’air épuisé de fatigue.
Le soir, au dortoir, Jack trouva le lit à côté du sien occupé. Le pauvre Mâdou avait mis son maître dans un tel état que lui-même avait été se coucher et n’avait pu le faire tout seul.
Jack aurait bien voulu lui parler, savoir les détails de son voyage si pénible et si court; mais madame Moronval et le docteur Hirsch étaient là, penchés sur le petit qui semblait sommeiller avec ces gros soupirs que laisse une journée d’éreintement et de larmes.
– Alors, monsieur Hirsch, vous ne pensez pas qu’il soit malade?
– Pas plus que moi, madame Moronval… Voyez-vous! c’est cuirassé comme un monitor, cette espèce-là.
Quand ils furent partis, Jack prit la main de Mâdou, toute noire sur la couverture, râpeuse et brûlante comme une brique qui sort du four.
– Bonsoir, Mâdou.
Mâdou entr’ouvrit les yeux, et, regardant son ami avec un découragement farouche:
– C’est fini Mâdou, lui dit-il tout bas. Mâdou perdu gri-gri. Plus voir Dahomey jamais. Fini…
Voilà pourquoi il n’avait pas quitté Paris. Deux heures après sa fuite du gymnase, alors qu’il cherchait aux abords de la banlieue une porte ouverte sur la campagne, les quinze francs du marché, la médaille qu’il portait à son cou étaient passés, sans qu’il sût comment, dans la poche d’un de ces rouleurs de barrière pour qui toute proie est bonne, un de ces oiseaux rapaces qui se jettent sur tout ce qui brille.