– Oui, tu as raison, il dort… allons-nous-en.
Et tous deux sortirent précipitamment, abandonnant leur camarade à je ne sais quelle ombre sinistre qui l’enveloppait, plus frappante encore dans cet endroit bizarre où tombait un jour verdâtre, indéfinissable, un jour de fond de jardin à l’heure du crépuscule.
Maintenant, la nuit est venue. Dans le chenil silencieux et noir dont les enfants ont refermé la porte en sortant, la flamme du foyer brille, se reflète, s’allonge dans tous les coins comme si elle cherchait quelqu’un qu’elle ne retrouve plus. Elle allume d’un éclair les vitres entassées, plonge jusqu’au fond des vases à fleurs, grimpe le long des vieux treillages appuyés au mur, s’agite, court sans cesse, ne trouvant rien, toujours rien. Elle se promène sur le lit en fer, sur cette petite casaque rouge dont les manches s’allongent paisiblement dans une attitude de repos; mais il paraît que là encore il n’y a plus rien, car la flamme continue à courir au plafond, sur la porte, à rôder, à frémir, jusqu’au moment où lasse, épuisée, découragée, comprenant que le feu est inutile, qu’elle n’a plus personne à réchauffer ici, elle rentre dans les cendres et s’éteint, elle aussi, comme le petit roi frileux qui l’avait tant aimée.
… Pauvre Mâdou! L’ironie de son destin le poursuivant jusque dans la mort, le maître de pension hésita longtemps s’il fallait l’enterrer comme un domestique ou comme une Altesse Royale. D’un côté se présentait la question d’économie, de l’autre un intérêt de réclame et de vanité qui l’emporta. Après beaucoup d’indécision, Moronval se dit qu’il fallait frapper un grand coup et que, le petit roi n’ayant pas rapporté de son vivant tout ce qu’on en attendait, il était juste de profiter de sa mort.
On organisa donc de pompeuses funérailles.
Tous les journaux reproduisirent une biographie du petit roi de Dahomey, biographie bien courte, hélas! et proportionnée à la durée de son existence, mais entourée, enveloppée d’un long panégyrique du gymnase Moronval et de son directeur. L’excellence de la méthode Decostère, la science du médecin attaché a la personne de l’enfant royal, la salubrité de l’institution, rien n’avait été oublié, et ce qu’il y eut de plus touchant dans ces éloges, ce fut leur unanimité, leur conformité d’expressions.
Enfin, un jour du mois de mai, Paris, qui, malgré ses occupations innombrables et son affairement fiévreux, a toujours l’œil ouvert sur ce qui passe, Paris vit défiler tout le long de ses boulevards un convoi opulent et étrange. Quatre petits collégiens noirs tenaient les cordons d’un corbillard de haute classe. Derrière, un collégien jaune, coiffé d’un fez, – notre ami Saïd, – portait sur un coussin de velours je ne sais quels ordres bizarres, quels insignes soi-disant royaux. Le mulâtre en cravate blanche venait ensuite, entouré de Jack et des autres «pays chauds.» Puis les professeurs, les amis de la maison, tous les Ratés qui suivaient pêle-mêle, nombreux et lamentables. Que de dos affaissés, de figures raplaties, souffletées par le destin qui leur avait marqué ses cinq doigts sur la joue en rides ineffaçables, que de regards fanés, de crânes déplumés, encore auréolés de rêves, que de paletots râpés, de souliers éculés, d’espoirs déçus, d’ambitions irréalisables!… Tout cela défilait piteusement, embarrassé de la pleine lumière du jour, et ce sinistre cortège était bien celui qui convenait au petit roi dépossédé. N’étaient-ils pas, eux aussi, tous ces malheureux illusionnés, des prétendants à quelque royaume imaginaire où ils ne devaient jamais entrer?
Et n’est-ce pas à Paris seulement que l’on peut voir un enterrement pareiclass="underline" un roi de Dahomey conduit au cimetière par tous les déclassés de la bohème!
Pour achever d’attrister cette cérémonie lamentable, la pluie, une petite pluie serrée, froide, craquante, tomba sans discontinuer, comme si une fatalité de froidure s’acharnait contre le petit roi jusque dans la terre où il allait dormir. Hélas! oui, jusque dans la terre; car une fois la bière descendue, le discours que Moronval prononça, vrai dégel de banalités inaffectueuses, de paroles emphatiques et glacées, n’était pas fait pour te réchauffer, mon pauvre Mâdou. Le mulâtre parla des vertus, de la grande intelligence du défunt, du souverain modèle qu’il aurait fait un jour, puis termina son oraison funèbre par l’éloge banal qui sert en pareil cas: «C’était un homme!» dit-il avec emphase.
C’était un homme.
Pour ceux qui avaient connu cette petite figure de singe, apitoyante et sympathique, cette enfance de physionomie et de langage prolongée par une abrutissante servitude, la parole de Moronval paraissait aussi navrante que comique.
Pourtant, parmi toutes les fausses larmes qui regrettaient Mâdou, il y avait au moins une émotion véritable, une douleur sincère, celle de Jack. La mort de son camarade l’avait beaucoup impressionné, et cette petite frimousse de moricaud si morne et si profondément désolée qu’il avait entrevue dans l’ombre de la serre, le poursuivait sans relâche depuis deux jours. À cette obsession se mêlait en ce moment l’impression de la lugubre cérémonie et aussi le sentiment de son propre malheur. Maintenant que le nègre n’était plus là, il se sentait livré tout seul aux colères du maître, les autres «petits pays chauds,» si abandonnés qu’ils fussent, ayant tous des correspondants qui les visitaient quelquefois et auraient protesté contre des brutalités par trop visibles. Jack était délaissé, il le voyait bien. Sa mère ne lui écrivait plus, personne au gymnase ne savait où elle était. Ah! s’il avait pu l’apprendre, comme il serait allé bien vite se réfugier auprès d’elle, lui raconter ses misères.
Il pensait à cela, le petit Jack, en descendant la longue avenue boueuse du cimetière, Labassindre et le docteur Hirsch marchaient devant lui, causant à haute voix, et voici ce qu’il entendit:
– Je suis sûr qu’elle est à Paris, disait Labassindre.
Machinalement Jack prêta l’oreille.
– Je l’ai vue passer avant-hier sur le boulevard.
– Et lui?
– Dam! tu penses bien qu’ils ont dû revenir ensemble.
Elle, lui, c’étaient deux désignations bien vagues; et pourtant Jack se sentit tout ému, comme quand il écoutait ces conversations de table qui le mettaient au supplice. Au bout d’un moment, en effet, les deux noms prononcés très distinctement l’avertirent qu’il ne se trompait pas.
Ainsi sa mère était à Paris, dans la même ville que lui, et elle ne venait pas l’embrasser.
– Si j’y allais, moi! se dit-il tout à coup.
Pendant la course si longue du Père-Lachaise à l’avenue Montaigne, cette idée l’obséda: s’échapper, profiter de la débandade où le pensionnat s’en revenait, dispersé par la fatigue et les conversations particulières, peu soucieux de l’ordre et de la tenue, à présent que l’effet était produit, la représentation terminée.
Moronval, entouré de ses professeurs et d’un groupe de Ratés, ouvrait la marche et se retournait de temps en temps avec un geste de ralliement: «Allons!» vers le grand Saïd, qui dirigeait une seconde escouade. L’Égyptien, à son tour, transmettait l’appel et le geste du maître aux petites jambes qui suivaient péniblement à une longue distance: «Allons! allons!» Alors les retardataires se mettaient à courir et finissaient par rejoindre le gros de la troupe, à force de bonne volonté. Seul, Jack restait de plus en plus en arrière, feignant une grande lassitude.