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Ce silence glissant dans l’espace, cette mort de tout mouvement fait à l’enfant l’illusion d’un immense sommeil épandu, et il craint d’entendre auprès de lui le ronflement lassé qui l’a si fort effrayé là-bas sur le tas de pierres. Même le bruit léger de sa marche le trouble; parfois il se retourna vivement… La lueur de Paris éclaire toujours l’horizon. Au loin, on entend un grincement de roues, un tintement de grelots. L’enfant se dit: «Attendons!» mais rien ne passe, et cette charrette invisible dont les roues semblent marcher péniblement, s’enfonce en un endroit lointain de l’horizon, revient, se tait, se réveille dans les caprices tournants de quelque route difficile, et ne se décide jamais à paraître.

Jack continue sa course… Quel est cet homme qui l’attend debout au détour du chemin?… Un homme, deux, trois… Ce sont des arbres, de longs peupliers, qui frémissent de toutes leurs feuilles sans courber seulement leur faîte; puis, des ormes, de vieux ormes de France, aux troncs capricieux, feuillus, immenses, tourmentés; et Jack marche entouré de nature, pris dans ce grand mystère des nuits de printemps où l’on croit entendre l’herbe pousser, les bourgeons s’entr’ouvrir, la terre se fendre pour les éclosions. Tous ces bruits confus l’épouvantent.

– Si je chantais, pour me donner du cœur!

Au milieu de l’ombre, ce fut une chanson de nuit qui lui revint, un air de Touraine avec lequel sa mère l’endormait autrefois dans sa petite chambre, quand la lumière était éteinte:

Mes souliers sont rouges,

Ma mie, ma mignonne.

Cela grelottait dans l’air froid et faisait pitié à entendre, cette peur d’enfant fredonnant au milieu de la grande route noire et se servant de sa chanson pour se guider comme d’un fil tremblant et sonore… Tout à coup la chanson s’arrêta net.

Quelque chose de terrible s’approchait, un moutonnement plus noir que l’espace, comme si les ténèbres des fonds s’avançaient sur l’enfant pour l’engloutir.

Avant de voir, de distinguer, il entendit.

C’étaient d’abord des cris, des cris humains mal articulés qui ressemblaient à des sanglots ou à des hurlements; puis des coups sourds, mêlés au tumulte d’une grosse averse, d’une pluie d’orage en train de venir vers lui, portée par cette nuée lugubre. Soudain un beuglement horrible retentit. Des bœufs, ce sont des bœufs, tout un troupeau serré entre les deux fossés, et qui enveloppe le petit Jack, le frôle, le bouscule. Il sent le souffle humide des naseaux, le coup de fouet des queues vigoureuses, la chaleur des larges croupes, toute une odeur d’étable tumultueusement remuée. Le troupeau passe comme une trombe, sous la garde de deux chiens trapus et de deux énormes garçons, moitié pâtres, moitié bouchers, qui courent à la suite du bétail indiscipliné et farouche, en le poussant de leurs coups de trique et de leurs hurlements.

Derrière eux, l’enfant reste stupide de terreur. Il n’ose plus faire un pas. Ceux-là sont passés, mais il va peut-être en venir d’autres. Où aller? Que devenir?… Prendre à travers champs?… Mais il se perdrait, et puis il fait si noir. Il pleure, il tombe à genoux, il voudrait mourir là. Le roulement d’une voiture, deux lanternes allumées qu’il voit venir de loin sur la route, comme deux regards amis, le raniment subitement. Enhardi par la crainte, il appelle:

– Monsieur!… Monsieur!…

La voiture s’est arrêtée, et de la capote sort une bonne grosse casquette à oreillons qui se penche pour chercher à qui peut appartenir ce cri timide qui se lève de si bas, du ras du sol.

– Je suis bien fatigué, dit Jack en tremblant, voulez-vous me permettre de monter un peu dans votre voiture?

La grosse casquette hésite à répondre, mais du fond de la capote une voix de femme vient au secours de l’enfant: «Oh! le pauvre petit!… fais-le monter.»

– Où allez-vous? demande la casquette.

L’enfant cherche une minute; comme tous les fugitifs qui craignent une poursuite, il cache soigneusement le but de son voyage.

– À Villeneuve-Saint-Georges, répond-il au hasard.

– Eh bien! montez.

Le voilà dans la voiture, entortillé d’une bonne couverture de voyage, entre un gros monsieur et une forte dame, qui regardent curieusement à la lanterne du cabriolet ce petit collégien ramassé sur la route. Où donc va-t-il si tard, bon Dieu! et tout seul? Jack aurait bien envie de dire la vérité. Il y a dans le voisinage des braves gens une communication confiante. Mais non! Il a trop peur qu’on le ramène au Moronval. Alors il raconte une histoire… Sa mère très malade à la campagne, chez des amis… On l’a prévenu dans la soirée, et il est parti tout de suite, à pied, parce qu’il n’avait pas la patience d’attendre le train du lendemain.

– Je comprends ça, dit la dame, qui a l’air d’une bonne et naïve personne; et la casquette à oreillons comprend ça, elle aussi. Seulement elle fait des observations pleines de sagesse sur l’imprudence qu’il y a pour un enfant de cet âge à courir les routes à une pareille heure. Les dangers sont de toutes sortes, et la casquette un peu doctorale – elle est si commode et si chaude – prend plaisir à les énumérer à son jeune ami; après quoi elle lui demande à quel endroit de Villeneuve habitent les connaissances de sa mère.

– Tout au bout du pays, répond Jack vivement. La dernière maison à droite.

C’est bien heureux qu’il fasse nuit et que sa rougeur s’abrite sous la capote du cabriolet. Malheureusement il n’en a pas fini avec les interrogations. Le mari et la femme sont très bavards, et curieux comme tous ces bavards avec lesquels on ne peut rester cinq minutes sans connaître toutes leurs affaires. Ce sont des marchands de drap de la rue des Bourdonnais qui chaque samedi s’en vont à la campagne évaporer dans une jolie petite maison à eux l’air alourdi, la poussière étouffante de leur commerce, un bon commerce qui leur permettra bientôt de se retirer tout à fait dans leur petit coin vert de Soisy-sous-Étiolles.

– Est-ce que c’est loin d’Étiolles, ce pays là? demande Jack en tressaillant.

– Oh! non… ça se touche, répond la grosse casquette, qui allonge un coup de fouet amical à sa bête.

Quelle fatalité!

Ainsi, sans son mensonge, en avouant tout simplement qu’il se rendait à Étiolles, il n’aurait eu qu’à continuer sa route dans cette bonne voiture qui roulait si également au milieu d’un sillon de lumière mobile et tranquillisante. Il n’aurait eu qu’à se laisser bercer par tout ce bien-être, à étendre ses petites jambes engourdies, à s’endormir dans le châle de la dame qui lui demandait à chaque instant s’il était bien, s’il avait chaud. Puis la casquette à oreillons avait débouché un flacon de quelque chose de raide et lui en avait fait boire une goutte pour le ragaillardir.

Ah! s’il avait trouvé le courage de leur dire: «Ce n’est pas vrai… J’ai menti… Je n’ai rien à faire à Villeneuve-Saint-Georges… Je vais plus loin, là-bas, où vous allez.» Mais c’était s’exposer au mépris, à la méfiance de ces gens si bons, si ouverts, et il aimait encore mieux retomber dans toute l’horreur dont leur pitié l’avait tiré. Pourtant, quand il leur entendit dire qu’on arrivait à Villeneuve, l’enfant ne put retenir un sanglot.