Elle adorait le calme avant tout, et voulait qu’on fût content autour d’elle. Ses vues, étroites comme son esprit, n’allaient jamais au delà de la journée présente et tout avenir lui eût semblé trop cher au prix de sa tranquillité immédiate.
Vous jugez si Jack fut heureux de n’avoir plus sous les yeux cet implacable règlement: À six heures, lever. – De six à sept, déjeuner. – De sept il huit, etc… Le temps lui en parut élargi, allégé. Comme il avait très bien compris qu’il gênait tout le monde dans la maison, rien qu’à la façon dont sa mère l’embrassait, rien qu’à la voix qu’elle prenait pour lui parler devant Lui, il s’échappait des journées entières avec ce dédain absolu de l’heure si naturel aux enfants et aux flâneurs.
Il avait un grand ami, le garde, une grande amie, la forêt. Dès le matin, il s’en allait, arrivait à la petite maison des Archambauld au moment où la femme, avant de partir chez les «Parisiens,» servait le déjeuner de son homme dans la salle proprette et fraîche, tendue d’un papier vert-clair, représentant cent fois de suite, devant le même chasseur à l’affût, le même lapin détalant. De là on passait au chenil plein de chiens en dressage dont les petits cris, les aboiements, les bonds s’élançaient, se pressaient aux barreaux de la grille jusqu’à ce que, lâchée, cette multitude de museaux courts, allongés, fendus, d’oreilles droites, pendantes, frangées, se fût dispersée à tous les coins de la cour dans un premier transport de bonheur et de liberté. Et quels sauts, quelles allures naturelles retrouvées loin de l’écuelle commune et de la paille du chenil! Les danois à taches jaunes, si vite apprivoisés et fournis, les petits bassets épatés, faits pour dévorer le terrain dont leur corps ramassé dans la course semble faire partie, les griffons désordonnés, des poils longs plein les yeux, soyeux, veloutés, secouant des caresses à chacun de leurs mouvements, et les slouguis d’Afrique, un peu trop grands et luxueux pour la chasse, et les lévriers héraldiques, toutes les espèces se trouvaient là. Gravement, le père Archambauld exerçait ses élèves, avec le collier de force, les corrections à coups de fouet, et ces sévérités de l’œil si énervantes pour certaines bêtes qu’elles les domptent, les aplatissent, les allongent à terre, toutes craintives et frémissantes. Jack pensait quelquefois devant un rebelle: «En voilà un qui ne comprend rien au système,» et il aurait voulu l’emmener en forêt, le faire participer à cette bonne insouciance en plein air qui lui donnait à lui-même une surabondance de vie.
Il était si content, le petit Jack, si fier d’accompagner le garde à travers bois, de marcher à coté de cet homme terrible, redouté aux alentours, et à qui son fusil passé en bandoulière donnait une physionomie belliqueuse! Avec lui, il voyait une forêt particulière, bien vivante et peuplée, que les profanes ne connaissent pas. Au lieu de ces effarements dans les feuilles, de ces bruits sournois sous les herbes, que le moindre pas effarouche, il avait le spectacle tranquille des bêtes allant librement à leurs affaires, à leurs plaisirs. C’était une poule faisane, escortée de ses poussins, piquant dans les nids de fourmis ces œufs blanchâtres gros comme des perles qui s’entassent au pied des arbres; ou des chevreuils broutant les pousses, traversant les allées, l’œil étonné, les pattes tendues, plus amusés que craintifs. Puis, les lièvres à la lisière, partant dans les terres labourées, les lapins, les perdrix.
Derrière le rideau grêle des jeunes branches, parmi lesquelles les aubépines en fleurs jetaient leurs grands bouquets d’autel entièrement blancs et parfumés, ces vies s’agitaient, circulaient, mêlées à l’ombre des hautes cimes. Le garde surveillait les terriers, les couvées; il détruisait les animaux nuisibles, les vipères, les pies, les écureuils, les mulots, les taupes. On lui donnait tant par tête ou queue de ces destructeurs, et tous les six mois il emportait à Corbeil, à la sous-préfecture, toute une collection de détritus poussiéreux et séchés dont il remplissait son sac jour par jour. Ah! s’il avait pu y mettre aussi les têtes de tous les braconniers et surtout des voleurs de bois! C’est qu’il aimait encore plus ses arbres que ses bêtes, le père Archambauld. Un chevreuil, ça se remplace; un faisan mort, il en naît mille autres au printemps. Mais un arbre, c’est si long à venir!
Aussi comme il les veillait, comme il épiait leurs moindres maladies. Il avait entre autres tout un peuplement de sapins attaqués par les bœstrichs, qui le rendait très malheureux. Ces bœstrichs sont de tout petits vers, qui viennent on ne sait d’où, par milliards, en rangs serrés, choisissent l’arbre le plus fort, le plus beau, le mieux portant et le prennent d’assaut. Pour lutter contre ces terribles invasions, le sapin a sa résine, et de toute sa force d’arbre, avec ce suc de sa sève qui en coulant lui emporte un peu de sa vie, essaye de résister à l’ennemi. Il répand des torrents de résine sur le bœstrich et sur les œufs déposés dans la fibre de son écorce, s’épuise, se dessèche dans cette lutte presque toujours inutile. Jack s’intéressait au destin de ces pauvres arbres, voyait ruisseler pendant le combat cette sueur odorante, ces larmes végétales lourdes à tomber, d’un ambre pur, plein de rayons. Parfois, le sapin parvenait à échapper à ce désastre; mais le plus souvent il dépérissait, se creusait, et, quelque jour, le colosse couronné de chants d’oiseaux, de vols d’abeilles, tout murmurant des existences qu’il abritait et du souffle de l’air dans ses branches vigoureuses, prenait l’aspect d’un arbre frappé de la foudre et s’abattait enfin en laissant là-haut sur le flot des cimes le vide d’un engloutissement.
Les hêtres avaient un autre ennemi, une espèce de charançons, vermillonnés, presque imperceptibles eux aussi, et si nombreux, que chaque feuille portait son ver, une piqûre d’un beau rouge vif. De loin, cette partie de forêt, ces branches colorées par un automne anticipé, une mort précoce, avaient l’aspect d’une fausse santé, les rougeurs maladives qui animent le teint des jeunes poitrinaires; le père Archambauld les regardait avec des hochements de tête tristes comme en a, devant certains malades, un médecin qui désespère.
Pendant ces tournées forestières, le garde et l’enfant ne se parlaient pas, la grande symphonie des bois les envahissant. Selon les essences d’arbres qu’il secouait, le vent transformait son haleine et sa plainte. Dans les pins, c’était une houle de mer, un souffle long; dans les bouleaux, dans les trembles, un cliquetis frémissant qui laissait les rameaux immobiles, mais passait sur les feuilles en mille notes métalliques; et du bord des étangs, nombreux dans cette partie de la forêt, venaient des frôlements doux, le froissement des roseaux inclinant l’un vers l’autre leurs longues lances satinées. Par là-dessus, le rire strident des pies, les coups de becs des piverts, le cri mélancolique des coucous, tous ces bruits vagues qui montent de quatre à cinq lieues de feuilles. Jack les avait toujours dans les oreilles, ces bruits délicieux, et il les aimait.
Pourtant, à courir ainsi la forêt tout le jour en compagnie du garde, il s’était fait des ennemis. Il se trouvait là, à la lisière, une population de braconniers à qui la vigilance d’Archambauld faisait la vie très dure et qui lui avaient voué une haine à mort. Sournois et poltrons, quand ils le rencontraient sous bois, ils le saluaient d’un coup de chapeau où l’enfant avait sa part; mais quand celui-ci rentrait tout seul, c’était à qui lui montrerait le poing. Il y avait surtout une grande vieille appelée la mère Salé, qui, avec sa tête régulière et creusée, sa peau de vieille squaw rouge comme le sable des carrières, ses lèvres minces et rentrantes, poursuivait Jack jusque dans ses rêves. Lorsqu’il quittait le garde au coucher du soleil pour revenir aux Aulnettes, il trouvait toujours sur son chemin, assise au revers d’un fossé, la vieille voleuse de bois chargée de son fagot comme ce Nicodème fantastique qu’on fait voir aux enfants dans la lune, traversant la lumière de sa silhouette de démon aguerri au feu. Elle l’attendait au passage sans bouger, laissait passer l’enfant qui se retenait de courir; alors, d’une voix traînante, avec sa prononciation vulgaire de l’Ile-de-France, elle lui criait: