Il fallait le voir le matin, guettant la venue du facteur, ces trois ou quatre journaux auxquels il s’était abonné, et dont il rompait les bandes multicolores avec autant d’empressement que s’il s’attendait à trouver parmi les colonnes quelque nouvelle le concernant, comme, par exemple, la critique de la pièce qu’il avait dans ses cartons, ou le compte rendu du livre qu’il rêvait d’écrire. Et il les lisait, ses journaux, sans sauter une ligne, jusqu’au nom de l’imprimeur. Il y trouvait toujours des motifs de colère, un sujet aux conversations banales et prolongées du déjeuner.
Les autres avaient de la chance. On leur jouait des pièces, et quelles pièces! On leur imprimait des livres, et quels livres! Tandis que lui, rien, jamais rien. Le pire, c’est que les sujets sont dans l’air, que chacun les respire, les traduit, et que les premiers imprimés anéantissent tout le travail des autres. Il ne se passait pas une semaine sans qu’on lui volât quelque idée.
– Tu sais, Charlotte! On a joué hier, au Théâtre-Français, une nouvelle comédie de M. Émile Augier… C’est tout à fait mes Pommes d’Atalante.
– Mais c’est une infamie… On t’a pris tes Pommes d’Atalante! Mais je vais lui écrire, moi, à ce monsieur Laugier, disait la pauvre Lolotte véritablement indignée.
Et lui, très amer:
– Voilà ce que c’est de n’être pas là… Tout le monde prend votre place.
Il avait l’air de lui en faire un reproche, comme si ce n’avait pas été le rêve de toute sa vie, d’avoir un nid à la campagne. Les injustices du public, la vénalité de la critique, toutes les rancunes des impuissants, il les formulait en phrases pédantes et froides.
Pendant ces repas hargneux, Jack ne disait pas un mot, se tenait coi comme s’il eût voulu se faire oublier, se dérober à la mauvaise humeur répandue. Mais à mesure que d’Argenton s’irritait davantage, sa sourde antipathie contre l’enfant se réveillait, et le tremblement de ses mains quand il lui versait à boire, le froncement de sourcils qu’il avait en le regardant, avertissaient le petit Jack de cette haine qui n’attendait qu’un motif pour éclater.
IX PREMIÈRE APPARITION DE BÉLISAIRE
Un après-midi que d’Argenton et Charlotte étaient allés à Corbeil, poussés par ce besoin de déplacement qui poursuit tous les inoccupés, Jack, resté seul avec la mère Archambauld, dut renoncer à partir en forêt, à cause d’un grand orage qui menaçait. Le ciel, un ciel de juillet, chargé de buées lourdes, se cuivrait au bord de ses nuages noirs où couraient de sourds roulements; et la vallée assombrie sur tout un point, muette, désertée, avait cette immobilité de l’attente que prend la terre aux changements de l’atmosphère.
Fatigué de ce désœuvrement d’enfant qu’elle sentait rôder autour d’elle, la femme du forestier regarda le temps, et dit à Jack:
– Savez-vous, monsieur Jack, il ne pleut pas; d’ici que l’eau vienne, vous seriez bien gentil d’aller jusqu’à la route me faire un peu d’herbe pour mes lapins.
L’enfant, enchanté d’être utile, prit un panier, dégringola rapidement le chemin des Aulnettes jusqu’à la route de Corbeil qui passe au bas, et se mit à chercher sur les talus des fossés les serpolets fleuris, les petites herbes pauvres que grignotent les lapins.
À perte de vue la grande route se déroulait, blanche, ouatée d’une poussière fine et brûlante qui ternissait de teintes grises le feuillage épais des gros ormes et toute la lisière du bois. Elle était déserte, cette route, sans un passant ni une voiture, agrandie de sa solitude. Jack, au fond du fossé, très activé dans sa recherche par les roulements de l’orage qui approchait, entendit tout à coup près de lui une voix qui criait sur un ton aigu et monotone:
«Chapeaux! chapeaux! chapeaux!…» et après, sur une note beaucoup plus basse:
«Panamas! panamas! panamas!»
C’était un de ces forains qui courent les campagnes, le dos chargé de leur marchandise. Celui-là portait entre ses deux épaules, comme un orgue, un large panier rempli de chapeaux de paille commune, empilés, montant très haut. Il marchait difficilement, péniblement, les jambes cagneuses, les pieds posés de côté dans de gros souliers jaunes, avec l’air de souffrance d’un blessé.
Avez vous remarqué comme c’est triste un piéton sur une grande route?
On ne sait où va cette vie errante, si le hasard lui procurera un asile, l’abri d’une grange pour dormir. Elle semble traîner avec elle la fatigue du chemin parcouru, l’incertitude des lointains où elle entre. Pour le paysan, ce passant c’est l’étranger, l’aventurier; il le suit d’un œil de méfiance, le reconduit du regard jusqu’à la porte du village, tranquille seulement quand la grande route a repris sur son pavé hanté des bons gendarmes l’inconnu qui ne peut être qu’un malfaiteur.
«Chapeaux! chapeaux! chapeaux!»
Pour qui continuait-il son cri, ce pauvre diable? Il n’y avait pas une maison en vue. Était-ce pour les bornes immobiles, pour les oiseaux abrités dans le feuillage des ormes, anxieux et craintifs aux approches de l’orage?
Tout en criant, il s’était assis sur un tas de pierres et s’essuyait le front avec sa manche, pendant que Jack, de l’autre côté de la route, regardait cette vilaine figure, sans âge, terreuse et triste, aux yeux rongés tout clignotants, à la bouche informe, épaisse, couverte d’une barbe jaunâtre et laissant voir des dents pointues, espacées entre elles comme des dents de loup. Mais ce qui frappait surtout dans cette physionomie, c’était une grande expression de souffrance, la plainte muette de ces yeux ternes, de cette bouche lourde, de toute cette face inachevée, monstrueuse, qui semblait un échantillon retrouvé des âges préhistoriques. Le malheureux avait sans doute conscience de sa terrible laideur; car, en voyant en face de lui cet enfant qui le regardait avec un peu d’inquiétude, il lui sourit d’un air aimable. Ce sourire le rendit encore plus laid, mit au bord de sa bouche, de ses yeux, un million de petites rides, tout ce plissement des visages de pauvres que le sourire chiffonne au lieu de les détendre. Mais il avait l’air si bon en riant ainsi, que Jack se sentit rassuré tout de suite et continua à arracher son herbe.
Soudain un roulement de tonnerre très rapproché ébranla le ciel et la vallée entière. Sur la route un frisson courut, soulevant la poussière, frémissant dans les arbres.
L’homme se releva, regarda les nuages d’un air inquiet, puis s’adressant à Jack, que le coup de tonnerre avait redressé lui aussi, il lui demanda si le village était encore bien loin.
– À un quart d’heure à peu près, répondit l’enfant.
– Eh là! bon Dieu, fit le pauvre camelot, jamais je n’arriverai avant la pluie. Je vais mouiller tous mes chapeaux. J’en ai trop pris; ma bâche n’est pas assez grande pour les couvrir.
Jack eut un bon mouvement en voyant cette consternation; d’ailleurs son fameux voyage l’avait rendu pitoyable à tous les errants du grand chemin.
– Eh! marchand, marchand, cria-t-il à l’homme qui s’en allait déjà en clopinant, activant de toutes ses forces, mais sans grand résultat, ses jambes tordues comme des ceps de vignes… Si vous vouliez, notre maison est tout près d’ici, vous pourriez y abriter vos chapeaux.