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Il devint blême.

Pensez que ce jambon était sacré, comme le vin du poète, son pot à moutarde, son eau minérale!

– Oh! oh! mais je n’avais pas vu ça… Mais c’était un vrai festival… Comment! le jambon aussi?

– Ils ont touché au jambon? demanda Charlotte en se redressant indignée, stupéfaite d’une telle audace.

La femme du garde ajouta:

– Ah! dam, j’y avons ben dit que monsieur gronderait qu’on donne un si beau morceau de porc à ce bohémien… Mais ça ne sait pas encore, n’est-ce pas? C’est si jeune!

Jack, maintenant qu’il n’était plus dans l’élan de sa charité, ni sous le charme de ce sourire ridé, – oh! le bon, l’attendrissant sourire, – Jack était atterré de ce qu’il avait osé faire. Ému, tremblant, il balbutia:

– Pardon!…

Ah! bien oui, pardon!

Blessé dans son orgueil et dans sa gourmandise, d’Argenton laissa déborder tout ce qu’il sentait d’agacements, de crispations, de haine contre cet enfant, passé mystérieux, accusateur de la femme qu’il aimait un peu, tout en ne l’estimant pas du tout.

Chose rare chez lui, il eut un accès de colère, saisit Jack par le bras, secoua ce long corps d’adolescent, le souleva comme pour bien lui montrer sa faiblesse:

– Pourquoi t’es tu permis de toucher à ce jambon? De quel droit?… Tu savais bien qu’il n’était pas à toi! D’abord, rien n’est à toi, ici. Le lit dans lequel tu dors, le pain que tu manges, c’est à ma bonté, à ma charité que tu les dois. Et, vraiment, j’ai bien tort d’être aussi charitable. Car, enfin, est-ce que je te connais, moi? Qui es-tu? D’où sors-tu? Il y a des moments où la dépravation précoce de tes instincts m’épouvante sur ton origine…

Il s’arrêta sur un signe éploré de Charlotte lui montrant les yeux noirs, écouteurs, interrogeants, de la mère Archambauld qui regardait. Dans le pays, on les croyait mariés; Jack passait pour l’enfant d’un premier mariage de madame d’Argenton.

Obligé de s’arrêter, de retenir un flot d’injures qui l’étouffait, d’Argenton, exaspéré, grotesque, tout trempé et fumant comme un cheval d’omnibus, monta rapidement dans sa chambre, dont il claqua les portes. Jack resta consterné en face du désespoir de sa mère, qui tordait ses beaux bras en demandant à Dieu encore un fois ce qu’elle avait fait pour mériter une existence pareille. C’était sa seule ressource devant les complications de la vie. Comme toujours, la demande resta sans réponse; mais il faut croire qu’elle avait dû commettre de bien grosses fautes pour que Dieu l’eût condamnée à devenir et à rester la compagne aveugle et obtusément éprise d’un être pareil.

Pour achever d’aigrir l’humeur déjà si noire du poète, à l’ennui, à la tristesse de la solitude la maladie vint s’ajouter. Comme tous ceux qui ont vécu longtemps de vache enragée, d’Argenton avait un mauvais estomac; très douillet en outre, très geigneur, il s’écoutait. – comme on dit, – et dans le grand calme de la maison des Aulnettes, rien ne lui était plus facile. Quel bon prétexte aussi pour expliquer la stérilité de son cerveau, les longs sommeils sur le divan, cette apathie qui l’accablait! Désormais le fameux: «Il travaille… Monsieur travaille» fut remplacé par: «Monsieur a sa crise.» Il baptisait de ce mot vague un malaise intermittent qui ne l’empêchait pas d’aller à la huche, plusieurs fois par jour, se couper de larges croûtes de pain tendre, qu’il enduisait grassement de fromage à la crème et dans lesquelles il mordait à pleines moustaches. À part cela, il avait tout d’un malade: l’allure alanguie, la mauvaise humeur, les exigences perpétuelles.

La bonne Charlotte le plaignait, le soignait, le dorlotait. Cette sœur de charité qu’il y a au fond de toute femme se doublait chez elle d’une sentimentalité bêtasse, qui lui rendait son poète plus cher depuis qu’elle le croyait très malade. Et que d’inventions pour le distraire, pour le soulager! C’était une couverture de laine qu’elle mettait sous la nappe pour amortir le choc des assiettes et de l’argenterie, un système de coussins dont elle bourrait le dossier droit de la chaire Henri II; puis les petits soins, la flanelle, les infusions, toute cette tiédeur où les malades de bonne volonté endorment leur énergie, affaiblissent jusqu’au son de leur voix. Il est vrai que la pauvre femme, avec cette gaieté bondissante qui la reprenait quelquefois, anéantissait d’un coup toutes ses vertus de garde-malade, retrouvait son exubérance de paroles, ses gestes en guirlande, et ne s’arrêtait, un peu confuse, que devant l’agacement du poète, qui lui disait d’un ton dolent: «Tais-toi… tu me fatigues…»

Cette maladie de d’Argenton attirait dans la maison un visiteur assidu, le docteur Rivals, que l’on guettait au passage à tous les coins de route, sa clientèle très étendue, espacée sur plus de dix lieues de pays, l’accaparant à toute heure. Il entrait avec sa bonne figure couperosée et joyeuse, la toison de soie blanche toute frisée qui lui servait de chevelure, les poches de sa longue redingote bourrées de bouquins qu’il lisait toujours en route, en voiture ou à pied. Charlotte prenait un air compassé en l’abordant dans le couloir:

– Ah! docteur, venez vite. Si vous saviez dans quel état il est notre pauvre poète!

– Bah! laissez donc, il n’a besoin que de distraction.

En effet, d’Argenton, qui accueillait le médecin d’une voix affaiblie et pleurarde, était si heureux de se trouver devant un nouveau visage, d’entrevoir dans la monotonie de son existence un élément de variété, qu’il oubliait son mal, parlait politique, littérature, éblouissait le bon docteur par des récits de la vie parisienne, les personnages marquante qu’il prétendait connaître, auxquels il avait dit quelque mot cruel. Le docteur, très naïf, très franc, n’avait aucune raison de douter de cette parole froide qui, même dans ses extravagances vaniteuses, semblait mesurer toutes ses phrases; et puis le vieux Rivals n’était pas observateur.

Il se plaisait dans la maison, trouvait le poète intelligent, original, la femme jolie, l’enfant délicieux, et ne sentait pas, comme l’eût fait un esprit plus fin, par quels liens de hasard ces êtres-là tenaient entre eux, par quelles épingles mal attachées et piquantes ils arrivaient à composer une famille.

Que de fois, vers le milieu du jour, son cheval retenu par la bride à l’anneau de la palissade, le bonhomme s’attardait chez les Parisiens à siroter le grog que Charlotte lui préparait elle-même, et à raconter ses voyages dans l’Indo-Chine à bord de la Bayonnaise! Jack restait là, dans un coin, attentif, silencieux, pris de cette passion d’aventures que tous les enfants ont en eux et que la vie vient sitôt mater, hélas! avec son nivellement monotone et ses rétrécissements graduels d’horizons.

– Jack! disait brutalement d’Argenton en lui montrant la porte.

Mais le docteur intervenait:

– Laissez-le donc. C’est si amusant d’avoir des petits autour de soi. Ils ont un flair étonnant, ces mâtins-là. Je suis sûr que le vôtre a deviné, rien qu’à me voir, que j’aime les enfants à la folie et que je suis un grand-papa.

Alors il parlait de sa petite-fille Cécile, qui avait deux ans de moins que Jack; et quand il entamait le chapitre des perfections de Cécile, il était encore plus prolixe qu’en racontant ses voyages.