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L’aspect des êtres ressemblait à celui des choses. Depuis madame Rivals qui, au bout de huit ans portait encore le deuil de sa fille sans l’éclaircir d’un bonnet blanc, jusqu’à la petite Cécile qui avait sur son visage d’enfant une expression de gravité, de mélancolie, surprenantes pour son âge, jusqu’à la vieille servante qui était chez ces braves gens depuis une trentaine d’années et supportait une partie du poids de leur malheur, tout le monde vivait avec la même oppression, le même regret enfoui dans le silence.

Seul, le docteur échappait à l’influence générale. Ses courses continuelles au grand air, les distractions de la route, peut-être aussi la philosophie de l’être qui voit souvent mourir, avaient complété les dispositions naturelles d’un tempérament tout en dehors, très mobile et disposé à la gaieté.

Tandis que pour madame Rivals la présence continuelle de la petite Cécile, ce qu’elle retrouvait de la mère dans les traits déjà dessinés de l’enfant, était un renouvellement perpétuel de son deuil, le docteur, au contraire, reprenait sa bonne humeur à mesure que la petite, en grandissant, lui rendait peu à peu la fille qu’il avait perdue. Quand il avait couru tout le jour, qu’il se trouvait après dîner, sa femme étant occupée à quelque soin du ménage, tout seul avec l’enfant, il lui venait des bouffées de gaieté, de jeunesse, des chansons de bord entonnées à pleine voix, et qui s’arrêtaient net devant le reproche silencieux que lui jetait madame Rivals en rentrant, devant ce regard qui semblait dire: «Rappelle-toi!» comme s’il y avait eu un peu de sa faute, à lui, dans le grand malheur dont ils étaient frappés.

Ce simple rappel à la tristesse suffisait pour le consterner, pour le faire taire; et il restait silencieusement à jouer avec les tresses de la petite.

Dans ce milieu, l’enfance de Cécile se passait bien mélancolique. Elle sortait peu, vivait dans le jardin ou dans une grande pièce pleine de casiers, de bottes d’herbes, de racines en train de sécher, qu’on appelait «la pharmacie.» De cette pièce une porte toujours close donnait sur la chambre de la jeune femme tant regrettée, une chambre où toutes les étapes de sa courte vie étaient marquées par quelque souvenir de jeu, d’étude, de religion, de toilette: des livres, des robes rangées dans l’armoire, un tableau de communion accroché au mur, tout un musée de reliques déjà jaunies, où la mère entrait seule avec un soin pieux, sans que son regret fût jamais affaibli par les marques du temps visibles sur la fragilité des objets.

La petite Cécile s’arrêtait souvent, pensive, devant ce seuil fermé comme un caveau. Du reste, elle songeait trop. Jamais on ne l’avait envoyée à l’école, comme si on eût craint pour elle le contact des autres enfants du village; et cet isolement lui faisait mal. Son petit corps se fatiguait de trop d’inaction. Il lui manquait ces turbulences de vie, ces cris sans cause, ces piétinements fous, que les enfants n’ont qu’entre eux quand ils ne sont pas gênés du blâme ni de la raillerie des gens sérieux.

– Il faut la distraire, disait M. Rivals à sa femme… Il y a le petit d’Argenton qui est charmant, à peu près de son âge et qui ne bavarderait pas, lui!

– Oui! mais qu’est-ce que c’est que ces gens-là? D’où viennent-ils? Personne ne les connaît…, répondait madame Rivals toujours méfiante.

– La crème des gens, ma chère amie. Le mari est très original, c’est vrai, mais tu comprends, les artistes!… La femme est un peu bêtasse, mais si bonne femme! Quant à l’honnêteté, par exemple, j’en réponds.

Madame Rivals remuait la tête. Elle n’avait pas confiance dans la perspicacité de son mari.

– Oh! tu sais, toi!…

Et elle soupirait, avec un regard plein de reproches.

Le vieux Rivals baissait le front comme un coupable. Pourtant il tenait à son idée:

– Prends garde! disait-il, la petite s’ennuie. Elle finira par tomber malade. Et puis, quoi? Ce petit Jack est un enfant, Cécile aussi. Qu’est-ce que tu veux qu’il arrive?

Enfin la grand’mère sa laissa décider, et Jack devint le compagnon de Cécile.

Ce fut pour lui une vie nouvelle. Il vint rarement d’abord, puis un peu plus, ensuite tous les jours. Madame Rivals prit bien vite en affection cette jolie nature d’enfant, discrète et tendre, comprimée par l’indifférence comme Cécile l’était par la tristesse. Elle s’aperçut de l’abandon où on laissait le petit, et qu’il manquait toujours des boutons à sa veste, et qu’il était libre à toute heure de la journée, sans leçons ni devoirs.

– Tu ne vas donc pas à l’école, mon petit Jack?

– Non, madame.

Il ajoutait, car il y a souvent des trésors de délicatesse dans le cœur des enfants: «C’est maman qui me montre.»

Elle en aurait été bien en peine, la pauvre Charlotte, avec sa cervelle d’oiseau. D’ailleurs il était bien facile de voir que personne chez ses parents ne s’occupait de lui.

– C’est incroyable, disait madame Rivals à son mari, ils laissent cet enfant traîner sans rien faire du matin au soir.

– Que veux-tu? répondait le docteur pour excuser ses amis. Il paraît qu’il ne veut pas travailler, ou du moins qu’il ne peut pas. Il a la tête un peu faible.

– Oui, la tête un peu faible, et puis son beau-père ne l’aime pas… Ces enfants du premier lit sont toujours des parias.

Jack trouva de vrais amis dans cette maison. Cécile l’adorait, ne pouvait plus se passer de lui. Ils jouaient ensemble dans le jardin quand il faisait beau, ou sinon montaient à la pharmacie. Madame Rivals était toujours là. Comme il n’y avait pas de pharmacien à Étiolles, elle exécutait les ordonnances les plus simples de son mari, des potions calmantes, des poudres, des sirops. Depuis vingt ans qu’elle faisait ce métier, la bonne femme était arrivée à une grande expérience; et même, en l’absence du docteur, beaucoup venaient la consulter. Les enfants s’amusaient de ces visites, épelaient sur les flacons opaques des mots de latin barbare sirupus gummi, ou bien, armés d’une paire de ciseaux, découpaient des étiquettes, collaient des petits sacs, lui, maladroit comme un garçon, Cécile, avec l’attention sérieuse d’une fillette qui deviendra une femme utile, préparée à toutes les minuties d’une existence laborieuse et sédentaire. Elle avait sous les yeux l’exemple de la grand’maman. Celle-ci menait la pharmacie d’abord, puis elle tenait les livres de son mari, inscrivait les ordonnances, s’occupait des rentrées, notait les visites faites dans la journée.

– Voyons! où es-tu allé aujourd’hui!… demandait-elle au docteur, à l’arrivée.

Le bonhomme oubliait en route la moitié de sa tournée, et, volontairement ou involontairement, en supprimait toujours une partie, car il était aussi généreux que distrait. Des notes traînaient dans des maisons depuis vingt ans, Ah! s’il n’avait pas eu sa femme, quel gâchis! Elle le grondait doucement, lui mesurait son grog, s’occupait des moindres détails de sa toilette; et déjà, quand il partait, la petite lui disait très gravement: «Allons! viens ici grand-père, que je voie s’il ne te manque rien!»