– Ça ressemble à Nazareth, disait la petite Cécile avec des souvenirs d’images de piété; et les deux enfants causaient, se racontaient tout bas des histoires, pendant que la voiture roulait vers le souper que Jack partageait bien souvent.
De toutes ces courses en commun il résultait pour M. Rivals que le petit d’Argenton avait une intelligence très ouverte, un esprit concentré mais profond, où le peu d’instruction reçue avait laissé beaucoup de traces. Avec sa bonté généreuse, il comprit vite combien le pauvre enfant devait être abandonné des siens, et il résolut de suppléer à leur indifférence. Il prit l’habitude, tous les jours, après son déjeuner, de le faire travailler pendant une heure, juste le temps qu’il consacrait d’ordinaire à sa sieste. Ceux qui savent ce qu’est cette habitude de la sieste après les repas, comprendront ce qu’il lui fallut de courage et de dévouement pour y renoncer.
De son côté, Jack s’appliqua de tout son cœur. Le travail lui était facile dans le calme laborieux de la maison Rivals. Cécile assistait presque toujours à la leçon, écoutait religieusement son ami réciter l’Épitome, dardait sur lui le feu de ses yeux pleins de pensées, comme pour mieux l’aider à comprendre, et se sentait toute fière et joyeuse, lorsqu’après le déjeuner son grand-père étalait le cahier de devoirs sur la table, et disait: «Mais c’est très bien cela!» avec un contentement mêlé de surprise.
Chez sa mère, Jack ne parlait pas de son travail. Il se réjouissait de lui prouver victorieusement que le poète s’était trompé avec son diagnostic infaillible et terrifiant; et ce petit complot entre le bon docteur et lui restait facilement inconnu, car les habitants de «Parva domus» s’occupaient de moins en moins de leur enfant. Il sortait, rentrait à sa guise, allait où il voulait, revenait seulement pour les repas et s’asseyait à un bout de la table, plus grande chaque jour, chaque jour entourée de nouveaux commensaux.
Pour peupler sa solitude, pour maintenir autour de lui ce tapage dans le vide, qu’il appelait «un milieu intellectuel,» d’Argenton avait ouvert sa maison toute grande aux Ratés. Le poète n’aimait pourtant pas à jeter son bien par les fenêtres, il était visiblement avare et, chaque fois que Charlotte lui disait bien timidement: «Je n’ai plus d’argent, mon ami,» il répondait par un «déjà!» très accentué et une moue peu encourageante. Mais, chez lui, la vanité l’emportait sur tout le reste; et le plaisir de montrer son bonheur, de faire le maître de maison, d’exciter l’envie de tous ces pauvres diables, triomphait de ses calculs les mieux équilibrés.
On savait dans le monde des Ratés qu’il y avait là-bas au grand air, dans un endroit délicieux, bonne table et bon gîte au besoin si l’on manquait le train. Cela se criait d’un bout à l’autre des brasseries.
– Qui est-ce qui vient chez d’Argenton?
Et, l’argent du voyage péniblement réuni, on arrivait en bande, à l’improviste.
Charlotte était sur les dents:
– Vite! madame Archambauld, voilà du monde, tordez le cou à un lapin, à deux lapins… Vite! une omelette, deux omelettes, trois omelettes.
– Heullà, bon Dieu, bonnes gens! En v’là-t-il des figures, disait la femme du garde, effarée; car c’était sans cesse de nouveaux visages, et des cheveux, et des barbes, et des tenues!
D’Argenton ressentait toujours le même contentement à promener les arrivants dans tous les recoins de la maison, à leur en faire admirer les embellissements. Ensuite, ces troupes de vieux gamins à barbes grises se répandaient sur les routes, au bord de l’eau, dans la forêt, avec des hennissements de gaieté, des gambades extravagantes de vieux chevaux qu’on met au vert.
Dans le frais paysage, ces hauts chapeaux pelés, ces habits noirs râpés, ces faces creusées par toutes les souffrances envieuses des misères parisiennes, paraissaient plus sordides, plus fanés, plus flétris. Puis, la table réunissait tout ce monde, la table mise à la journée et n’ayant pas le temps de secouer ses miettes d’un repas à l’autre. On s’attardait pendant des après-midi entiers à boire, à discuter, à fumer.
C’était la brasserie au milieu des bois.
D’Argenton triomphait. Il pouvait ressasser son éternel poème, répéter dix fois les mêmes projets, dire à tout propos: «Moi je… moi je…» avec l’autorité du monsieur qui a à lui le bon vin, la maison et tout. Charlotte aussi se trouvait très heureuse. Pour sa nature changeante et ses instincts bohémiens, c’était un renouvellement de jeunesse que tout ce train d’allées et venues; on l’entourait, on l’admirait; et, tout en restant fidèle à son amour, elle savait se montrer juste assez coquette pour émoustiller le poète et lui faire apprécier son bonheur.
Le dimanche, elle recevait des femmes de Ratés, de ces courageuses créatures qui travaillaient fiévreusement toute la semaine, et à qui leurs maris octroyaient de temps en temps le luxe d’une sortie avec eux. Vis-à-vis de celles-là, on jouait un peu à la châtelaine, on les appelait «ma bonne petite,» on étalait des peignoirs Louis XV à côté de leurs ajustements de hasard.
Mais entre tous les Ratés, les plus assidus aux Aulnettes étaient encore Labassindre et le docteur Hirsch. Ce dernier, installé d’abord pour quelques jours, n’avait plus bougé depuis des mois, et la maison était devenue la sienne. Il en faisait les honneurs aux invités, portait le linge du poète, ses chapeaux dans la coiffe desquels il aplatissait des rames de papier; car la tête de ce fantaisiste était extraordinairement petite, si petite, qu’on se demandait en le regardant comment il avait pu y faire entrer tant de connaissances, et que l’on ne s’étonnait plus alors de l’encombrement inouï d’un pareil emmagasinage.
Tel qu’il était, d’Argenton ne pouvait plus se passer de lui. Il avait là le confident attentif de tous ses malaises de malade imaginaire, et quoiqu il ne fit pas grand cas de la science de Hirsch, quoiqu’il se gardât bien d’exécuter aucune de ses prescriptions, sa présence le tranquillisait.
– C’est moi qui l’ai remis sur pieds!… disait l’autre avec aplomb. Aussi le docteur Rivals avait-il perdu beaucoup de son autorité dans la maison.
Cependant les jours, les mois, se passaient. L’automne enveloppait Parva domus de ses brumes mélancoliques, puis la neige de l’hiver couvrait le pignon, les giboulées d’avril rebondissaient sur ses ardoises sonores, et voici qu’un nouveau printemps l’enguirlandait de ses lilas ouverts. Rien de changé d’ailleurs. Le poète avait quelques plans de plus sur le chantier, dans l’esprit quelques maladies nouvelles, que l’inévitable Hirsch décorait de quelques nouveaux noms très bizarres. Charlotte était toujours insignifiante, belle et sentimentale. Jack avait grandi et beaucoup travaillé. En dix mois, sans système ni règlement, il avait fait des progrès étonnants et en savait plus long que bien des collégiens de son âge.
– Voilà ce que j’ai fait de lui en un an, disait M. Rivals aux d’Argenton avec fierté. Maintenant envoyez-le dans un lycée, et je vous réponds que ce sera quelqu’un, ce petit-là.
– Ah! docteur, docteur, que vous êtes bon!… s’écriait Charlotte un peu honteuse du reproche indirect qu’il y avait dans la sollicitude de cet étranger, comparée à son indifférence maternelle. D’Argenton, lui, prit la chose plus froidement, dit qu’il verrait, qu’il réfléchirait, que l’éducation des collèges avait de graves inconvénients. Tout seul avec Charlotte, il laissa déborder sa mauvaise humeur: