– De quoi se mêle-t-il, celui-là? Chacun sait son devoir dans la vie. Pense-t-il m’apprendre le mien? Il ferait bien mieux d’étudier sa médecine, ce frater de village!
Au fond, son amour-propre avait été vivement atteint. À partir de ce moment, il lui arriva plusieurs fois de dire d’un air grave:
– Il a raison, le docteur; il faut s’occuper de cet enfant.
Il s’en occupa, hélas!
– Arrive ici, gamin, cria un jour au petit Jack le chanteur Labassindre, qui se promenait de long en large dans le jardin, en grand conciliabule avec Hirsch et d’Argenton. L’enfant s’approcha un peu troublé; car, en général, pas plus le poète que ses amis ne lui adressaient la parole.
– Qui est-ce qui a fait… beûh!… beûh!… le piège à écureuils qui est dans le grand noyer… beûh!… beûh!… au fond du jardin?
Jack pâlit, s’attendant à être grondé; mais comme il ne savait pas mentir, il répondit:
– C’est moi.
Cécile ayant désiré un écureuil vivant, il avait fabriqué un piège en entre-mêlant les fils de fer en trébuchet parmi les branches par une ingénieuse combinaison qui n’avait pas encore pris d’écureuil, mais qui pouvait fort bien en prendre.
– Et tu as fait cela, tout seul, sans modèle?
Il répondit très timidement:
– Mais oui, monsieur Labassindre, sans modèle.
– C’est extraordinaire… extraordinaire, répétait le gros chanteur en se tournant vers les autres… Cet enfant est né mécanicien, c’est positif. Il a ça dans les doigts. Qu’est-ce que vous voulez? C’est l’instinct, c’est le don.
– Ah! voilà… le don! fit le poète en redressant fièrement la tête.
Le docteur Hirsch se rengorgea lui aussi:
– Tout est là, parbleu!… le don!
Sans s’occuper davantage de l’enfant, ils recommencèrent à se promener ensemble dans l’allée du verger, gravement, lentement, avec des gestes hiératiques et des haltes quand l’un d’eux avait quelque chose de très important à dire.
Le soir, après dîner, il y eut une grande discussion sur la terrasse.
– Oui, comtesse, disait Labassindre en s’adressant à Charlotte comme s’il eût voulu la convaincre d’une vérité déjà débattue entre eux: l’homme de l’avenir, c’est l’ouvrier. La noblesse a fait son temps, la bourgeoisie n’a plus que quelques années dans le ventre. Au tour de l’ouvrier maintenant. Méprisez ses mains calleuses et son bourgeron sacré. Dans vingt ans, ce bourgeron mènera le monde.
– Il a raison… fit d’Argenton gravement; et la petite tête du docteur Hirsch approuvait avec énergie.
Chose singulière, Jack qui, depuis son séjour au gymnase, était habitué aux tirades du chanteur sur la question sociale et qui ne l’écoutait jamais, le trouvant fort ennuyeux, éprouvait à l’entendre ce soir-là une émotion pénétrante, comme s’il avait su vers quel but se dirigeaient ces mots sans suite, et quelle existence ils allaient frapper.
Labassindre faisait un tableau enchanteur de la vie ouvrière.
– Oh! la belle vie d’indépendance et de fierté! Quand je pense que j’ai été assez fou pour quitter cela. Ah! si c’était à refaire!
Et il leur racontait son temps de forgeron à l’usine d’Indret, alors qu’il s’appelait simplement Roudic, car ce nom de Labassindre qu’il portait était le nom de son village: La Basse-Indre, un gros bourg breton des bords de la Loire. Il se rappelait les belles heures passées au feu de la forge, nu jusqu’à la ceinture, tapant le fer en mesure au milieu de braves compagnons.
– Tenez! disait-il, vous savez si j’ai eu du succès au théâtre?
– Certes, répondit le docteur Hirsch avec impudence.
– Vous savez si on m’en a offert de ces couronnes d’or, et des tabatières, et des médailles. Eh bien! tous ces souvenirs ont beau être précieux pour moi, il n’y en a pas un qui vaille celui-ci.
Retroussant jusqu’à l’épaule la manche de sa chemise, sur son bras énorme et velu comme une patte d’ours, le chanteur montrait un grand tatouage rouge et bleu, représentant deux marteaux de forge croisés dans un cercle de feuilles de chêne, avec une inscription en guirlande: Travail et liberté. De loin, cela ressemblait aux suites ineffaçables d’un énorme coup de poing; et le malheureux ne disait pas que ce tatouage, qui avait résisté à toutes les frictions, à toutes les pommades, faisait le désespoir de sa vie théâtrale, parce qu’il lui interdisait les effets de biceps, l’empêchait de relever ses manches pour jouer La Muette, Herculanum, tous les héros des pays de soleil renvoyant de leurs deux bras nus les draperies écartées sur leurs poitrines de vainqueurs.
N’ayant pu effacer son tatouage, Labassindre le portait, l’étalait, le brandissait comme un drapeau. Ah! maudit soit le directeur de Nantes qui était venu l’entendre à l’usine un soir qu’il chantait pour un camarade blessé! Maudite aussi la note incomparable que la nature lui avait mise dans le gosier! Si on ne l’avait pas détourné de sa vraie route, à cette heure il serait là-bas, comme son frère Roudic, chef d’atelier aux forges d’Indret, avec des appointements superbes, le logement, le chauffage, l’éclairage, et une rente assurée pour ses vieux jours.
– Sans doute, sans doute, c’est très beau, disait timidement Charlotte, mais encore faut-il avoir la force de supporter une existence pareille. Je vous ai entendu dire à vous-même que le métier était très dur, très pénible.
– Pénible, oui, pour une mazette; mais il me semble que ce n’est pas ici le cas, et que l’individu en question est parfaitement constitué.
– Admirablement constitué, dit le docteur Hirsch. Ça, j’en réponds.
Du moment qu’il en répondait, il n’y avait plus rien à dire.
Pourtant Charlotte essayait encore quelques objections. Selon elle, toutes les natures ne se ressemblaient pas. Il s’en trouvait de plus fines, de plus aristocratiques, auxquelles certaines besognes répugnaient.
Là-dessus, d’Argenton se leva furieux:
– Toutes les femmes sont les mêmes, s’écria-t-il grossièrement. En voilà une qui me supplie de m’occuper de ce monsieur, – et Dieu sait que cela ne m’amuse guère, car c’est un assez triste personnage! Je m’en occupe pourtant, je mets mes amis en campagne; et maintenant on a l’air de dire que j’aurais mieux fait de ne pas m’en mêler.
– Mais ce n’est pas ce que je dis, fit Charlotte éplorée d’avoir déplu au maître.
– Eh! non, ce n’est pas ce qu’elle dit… répétèrent les autres; et, en se sentant soutenue, en voyant qu’on intervenait en sa faveur, la pauvre femme se laissa aller à une faiblesse d’attendrissement, comme ces enfants battus qui n’osent pleurer que quand on les protège. Jack quitta la terrasse brusquement. C’était au-dessus de ses forces de voir pleurer sa mère sans sauter à la gorge de ce méchant homme qui la torturait ainsi.