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Le soir tombait sur cette agitation de fourmilière dispersée. Le soleil descendait. Le vent fraîchissait, agitant les peupliers comme des palmes; et c’était un spectacle grandiose que celui de l’île laborieuse entrant, elle aussi, dans son repos, rendue à la nature pour une nuit. À mesure que la fumée se dissipait, des masses de verdure apparaissaient entre les halles. On entendait le flot battre les rives; et des hirondelles, qui rasaient l’eau avec de petits cris, tourbillonnaient autour des grandes chaudières alignées sur le quai.

La maison des Roudic était la première dans une longue file de bâtiments neufs rangés en caserne, sur une large rue derrière le château. Une très jeune femme, debout sur le seuil de la porte élevé de quelques marches, écoutait, la tête penchée, un grand diable accoudé à la muraille et parlant avec beaucoup d’animation. Jack croyait d’abord que c’était la fille de Roudic, mais il entendit le vieux contre-maître dire au chanteur:

– Regarde! voilà ma femme qui est en train de faire une semonce à son neveu.

L’enfant se rappela que Labassindre lui avait appris en route que son frère s’était remarié quelques années auparavant. La femme était jeune, assez jolie, grande et souple, avec un air de douceur sur la figure, et je ne sais quoi de faible, d’abandonné, cette attitude penchée que donne à certaines femmes la fatigue d’une chevelure trop lourde. Contrairement à la mode bretonne, elle était nu-tête: et sa jupe d’étoffe légère, son petit tablier noir, la faisaient ressembler à la femme d’un employé et non à une paysanne ou à une ouvrière.

– Hein?… crois-tu qu’elle est gentille? disait Roudic, qui s’était arrêté à quelques pas avec son frère et le poussait du coude tout rayonnant de fierté.

– Mes compliments! mon cher, elle a encore embelli depuis son mariage.

Les autres continuaient à causer, si absorbés dans leur conversation, qu’ils ne voyaient rien, n’entendaient rien.

Alors le chanteur, quittant son sombrero avec un geste en rond, entonna en pleine rue d’une voix retentissante:

Salut, demeure chaste et pure,

Où se devine la présence…

– Tiens! mon oncle dit en se retournant celui qu’on appelait le Nantais.

Il y eut une minute d’effusion, d’accolades. On présenta l’apprenti que le Nantais toisa d’un air méprisant, mais auquel Mme Roudic parla avec douceur:

– J’espère que vous vous trouverez bien chez nous, mon enfant.

Puis on entra.

Derrière la maison sans profondeur, le couvert était mis dans un petit jardin desséché, brûlé, plein de légumes montés et de fleurs en graines. D’autres jardins tout pareils, séparés seulement les uns des autres par des treillages, s’étendaient tout le long d’un petit bras de la Loire qui semblait comme la Bièvre de ce coin-là, bordé de linge étendu, de filets qui séchaient, de chanvre en train de rouir, et traînant les détritus de tous ces ménages d’ouvriers.

– Et Zénaïde? demanda Labassindre au moment de s’asseoir sous la tonnelle devant la table.

– Il faut manger la soupe en l’attendant, dit Roudic, elle va venir tout à l’heure. Elle est en journée au château. Ah! dam, c’est devenu une fameuse couturière, maintenant.

– Elle travaille chez le Singe? cria Labassindre qui avait toujours sa réception sur le cœur… Eh bien! elle doit en avoir de l’agrément. Un homme si fier, si arrogant.

Et il commença à déblatérer contre le directeur, soutenu en cela par le Nantais qui avait ses raisons de lui en vouloir, lui aussi. L’oncle et le neveu étaient d’ailleurs bien faits pour s’entendre: tous deux sur la limite qui sépare l’artisan de l’artiste ayant juste assez de talent pour s’isoler dans leur milieu, mais une éducation première, des habitudes, des penchants qui les empêchaient d’en sortir. Deux métis d’Europe, la race la plus dangereuse, la plus malheureuse de toutes, avec ses haines envieuses et ses ambitions impuissantes.

– Vous vous trompez. C’est au contraire un homme excellent, disait le père Roudic défendant son chef qu’il aimait… Un peu dur sur la discipline. Mais quand on commande à deux mille ouvriers, il le faut bien. Sans ça rien ne marcherait. N’est-ce pas, Clarisse?

Il se tournait ainsi à tout propos vers sa femme, car il avait affaire à deux beaux parleurs, et lui-même n’était pas très éloquent. Mais Clarisse s’occupait de son dîner, et l’on sentait en elle l’indolence d’une personne absorbée, dont les mains sont lentes, le regard errant, parce que la volonté absente est accaparée par quelque combat intérieur.

Heureusement que Roudic reçut du renfort et un renfort sérieux. Zénaïde venait d’entrer, une grosse petite boulotte, qui arriva, toute rouge, tout essoufflée, se jeter au plus fort de la mêlée. Celle-là n’était pas jolie. Lourde, courte, la taille mal équarrie, elle ressemblait à son père. La coiffe blanche de Guérande en épais diadème, la jupe écourtée, soutenue aux hanches par un bourrelet, le petit châle, attaché très bas aux épaules, augmentaient cette tournure élargie et massive. Positivement, elle avait l’air d’une armoire. Mais dans les sourcils fournis de cette brave fille, dans la coupe carrée de son menton, on sentait autant d’énergie, de force, de vouloir, qu’il se trahissait de mollesse et d’abandon sur le visage de la belle-mère.

Sans prendre le temps de détacher la paire de grands ciseaux pendus à sa taille comme un sabre, la bavette de son tablier encore bardée d’épingles et d’aiguilles enfilées qui faisaient une cuirasse à sa poitrine courageuse, elle s’assit à côté de Jack et partit en guerre tout de suite. L’éloquence du chanteur et du dessinandier ne lui faisait pas peur, à elle. Ce qu’elle avait à dire, elle le disait d’un petit ton de bonne femme, carrément, simplement; mais quand elle parlait à son cousin, son regard et sa voix trouvaient des expressions de colère.

Le Nantais faisait semblant de ne pas s’en apercevoir, prenait tout en riant, répondait par des malices qui ne la déridaient pas.

– Et moi qui voulais les marier! disait d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant, le père Roudic qui les écoutait se disputer.

– Ce n’est pas moi qui ai dit non, fit le Nantais en riant et regardant sa cousine.

– C’est moi, dit la Bretonne en rejoignant ses terribles sourcils et sans baisser les yeux… Et je m’en félicite. Comme je vois que vont les choses, sans doute qu’à cette heure je serais au fond de l’eau, du chagrin de vous avoir pour mari, mon beau cousin.

Ce fut dit avec une telle intonation, que le beau cousin en resta une minute décontenancé.

Clarisse était aussi très troublée, et son regard mouillé de larmes cherchait celui de sa belle-fille, comme pour la supplier.

– Écoute, Charlot, dit Roudic afin de changer la conversation, je vais te donner la preuve que le directeur est un bon homme. Il t’a trouvé une place magnifique à l’usine de Guérigny, et il m’a chargé de t’en parler.

Il y eut un moment de silence, le Nantais ne se pressant pas de répondre. Roudic insista:

– Remarque bien, mon garçon, que tu auras là-bas des conditions bien meilleures qu’ici… et que… et que…»