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Celle-ci était la fille d’un garde d’artillerie, une demoiselle de petite ville, bien élevée dans une famille nombreuse et pauvre où chacun apportait sa part d’économie et de travail. Réduite à ce mariage disproportionné comme éducation et comme âge, elle avait eu jusqu’alors pour son mari une affection tranquille et protégeante. Lui, toujours en admiration devant sa femme et amoureux comme à vingt ans, se fût volontiers couché en travers des ruisseaux pour lui éviter de se mouiller les pieds. Il la regardait, attendri, la trouvait plus jolie, plus coquette que les femmes des autres contre-maîtres, presque toutes de solides Bretonnes, bien plus occupées de leur ménage que de leurs coiffes.

Clarisse avait effectivement le ton, les façons des filles pauvres habituées par leur travail à une élégance relative; et elle tenait au bout de ses mains, très paresseuses depuis le mariage, un art de se parer, de se coiffer, qui contrastait avec l’aspect monastique des femmes du pays, enfermant leurs cheveux sous d’épais bandeaux de toile, alourdissant leur taille sous les plis droits de leur jupon.

Le logis, lui aussi, se ressentait de cette recherche. Derrière ces grands rideaux de mousseline blanche qui sont la parure de toutes les maisons bretonnes, les meubles reluisaient rares et propres, avec quelque bouquet, un pot de basilic on de giroflée rouge sur l’appui de la croisée. Quand Roudic revenait du travail, le soir, il éprouvait toujours une joie nouvelle à trouver la maison aussi nette, la femme aussi soignée que si c’était dimanche. Il ne s’attardait pas à se demander pourquoi Clarisse était en effet inactive comme un jour de repos, pourquoi, les préparatifs du repas terminés, elle s’accoudait rêveusement au lieu de se prendre à quelque ouvrage de couture, ainsi qu’une bonne ménagère à qui la journée semble trop courte pour tous les devoirs qui lui restent à remplir.

Il s’imaginait naïvement, ce brave Roudic, que sa femme ne songeait qu’à lui en se faisant belle; et dans Indret on l’aimait trop pour le détromper, pour lui dire qu’un autre accaparait toutes les pensées, toute l’affection de Clarisse.

Qu’y avait-il de réel au fond de cela?

Jamais, dans ces bavardages de petite ville qui se tiennent au pas des portes et qui prennent si vite et si loin leur volée, jamais on ne séparait le nom de madame Roudic de celui du Nantais.

Si la chose dont on parlait était vraie, il faut dire, à l’excuse de Clarisse, que le Nantais et elle s’étaient connus avant le mariage. Il venait la voir chez son père, où il accompagnait Roudic; et si le neveu, ce grand beau frisé, avait voulu se marier à la place de l’oncle, il eût certainement obtenu toutes les préférences. Mais le beau frisé n’y songeait pas. Il ne s’aperçut que Clarisse était séduisante, fine et jolie, que lorsqu’elle fut devenue sa petite tante, une petite tante à qui il prit l’habitude de parler en riant sur un ton de raillerie aimable de leur parenté singulière, lui se trouvant un peu plus âgé qu’elle.

Que se passa-t-il ensuite?

Avec les facilités du voisinage, de l’intimité permise, de ces longues causeries le soir en tête-à-tête, pendant que le père Roudic s’endormait sur un coin de table et que Zénaïde veillait au château pour quelque toilette pressée, ces deux natures également attirantes et coquettes eurent-elles la force de se résister? C’était peu croyable. Elles semblaient si bien faites l’une pour l’autre, la nonchalance de Clarisse se fût si bien appuyée sur l’épaule hardie et robuste du beau neveu.

Pourtant, malgré les apparences, la certitude n’existait pour personne. D’ailleurs les coupables, les accusés plutôt, avaient toujours entre eux une paire d’yeux terriblement ouverts, les yeux de Zénaïde, qui guettait depuis longtemps ce sinistre adultère couvant au foyer paternel.

Elle avait des façons de couper leurs entrevues, d’arriver à l’improviste, de les braver bien en face, qui résultaient d’une pensée constante. Fatiguée de sa journée, elle s’installait encore le soir, avec un tricot sur les doigts, entre la gaîté de son cousin et les rêveries somnambules de sa belle-mère qui, le regard perdu, les bras le long du corps dénoués dans une paresse d’attitude, eût passé sa nuit à écouter le beau dessinandier.

À côté de la confiance aveugle et fermée du vieux Roudic, Zénaïde était le vrai mari soupçonneux et jaloux. Et vous figurez-vous cela, un mari qui serait femme, avec tous les pressentiments, toutes les clairvoyances de la femme!

Aussi la lutte était chaude entre elle et le Nantais; et la petite guerre d’escarmouches qu’ils se faisaient ouvertement cachait de sourdes colères, des mystères d’antipathie. Le père Roudic en riait comme d’un reste d’affection inavouée et de galant cousinage; mais Clarisse avait des pâleurs en les écoutant, des défaillances de tout son être faible, incapable de lutter et désespéré devant la faute.

En ce moment, Zénaïde triomphait. Elle avait si bien manœuvré au château que le directeur, ne pouvant décider le Nantais à partir pour Guérigny, venait de l’envoyer à Saint-Nazaire pour étudier pour le compte de l’usine des machines d’un nouveau modèle que les Transatlantiques étaient en train d’installer. Il en avait pour des mois à lever des plans, à tracer des épures. Clarisse n’en voulait pas à sa belle-fille de ce départ dont elle la savait l’auteur; même elle en éprouvait un certain soulagement. Elle était de celles dont les yeux disent: «Défendez-moi!» dans la langueur de leur coquetterie. Et l’on voit que Zénaïde s’y entendait, à la défendre.

Jack avait compris dès les premiers temps que ces deux femmes avaient un secret entre elles. Il les aimait également toutes les deux. La gaieté de Zénaïde, faite de vaillance et de tranquillité d’âme, le charmait, tandis que madame Roudic, plus soignée, plus femme, flattait des habitudes de ses yeux, des instincts de son ancienne élégance. Il lui trouvait une ressemblance avec sa mère, à lui. Pourtant, Ida était tout en dehors, vive, parleuse, pleine d’entrain, et celle-là une silencieuse réfléchie, une de ces femmes dont la rêverie fait d’autant plus de chemin que leur corps reste plus inactif. Puis, elles n’avaient ni les mêmes traits, ni la même démarche, ni la même couleur de cheveux. N’importe, elles se ressemblaient; et c’était une ressemblance intime, comme celle qui résulterait d’un même parfum glissé dans les vêtements, d’un même pli dans les hasards de la parure, de quelque chose de plus subtil encore, qu’un habile chimiste de l’âme humaine aurait pu seul analyser.

Avec Clarisse et Zénaïde, l’apprenti se sentait plus à l’aise qu’avec Roudic, protégé par elles, par cette distinction, cet affinement qui dans les classes ouvrières met les mères et les filles au-dessus des pères et des maris. Quelquefois, le dimanche, maintenant que le temps l’empêchait de sortir, il leur faisait la lecture.

C’était dans la salle du rez-de-chaussée, une grande pièce ornée de cartes marines pendues au mur, d’une vue de Naples fortement coloriée, d’énormes coquillages, d’épongés durcies, de petits hippocampes desséchés, de tous ces accessoires exotiques que la mer voisine, les arrivages de bateaux déversent là-bas dans les intérieurs modestes. Des guipures faites à la main sur tous les meubles, un canapé et un fauteuil en velours d’Utrecht, complétaient ce luxe relatif. Le fauteuil surtout faisait la joie du père Roudic. Il s’y installait commodément pour écouter la lecture, pendant que Clarisse restait à sa place ordinaire, près de la fenêtre, dans une pose d’attente et de mélancolie, et que Zénaïde, plaçant encore au-dessus du devoir religieux toutes les exigences de l’intérieur, profitait du dimanche, où l’on ne va pas en journée, pour raccommoder le linge de la maison, y compris les hardes bleues de l’apprenti.