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Jack descendait de sa soupente avec un des livres du docteur, et l’on commençait la séance.

Dès les premières lignes, les yeux du bon Roudic papillotaient, s’ouvraient démesurément, puis, fatigués de l’effort, se refermaient tout à fait.

Elle faisait son désespoir, cette envie de dormir qui le prenait tout de suite, dans l’inaction, le bien-être de cette pose assise à laquelle il n’était pas habitué, envie de dormir encore accrue par le moelleux du fameux fauteuil. Il avait honte à cause de sa femme, et de temps en temps, troublé de cette idée, pour montrer qu’il écoutait, qu’il ne dormait pas, il parlait tout haut comme dans un rêve. Il avait même adopté un mot pour cette attention simulée, un «c’est étonnant!…» mal articulé, qui arrivait aux passages les plus ordinaires et ne servait qu’à mieux prouver l’absence complète de son esprit.

C’est qu’aussi ils n’étaient ni bien amusants ni bien compréhensibles, les «bouquins» dont M. Rivals avait bourré la caisse de l’ami Jack. Des traductions de poètes anciens, les lettres de Sénèque, les vies de Plutarque, un Dante, un Virgile, un Homère, quelques livres d’histoire, et c’était tout. Bien souvent l’enfant lisait sans comprendre, mais il s’acharnait à continuer, stimulé par la promesse qu’il avait faite et la persuasion que les livres l’empêcheraient de descendre trop bas, au niveau de tout ce qui l’entourait. Il lisait courageusement, pieusement, espérant toujours voir quelque lumière jaillir d’entre les lignes obscures, avec la ferveur de la bonne femme qui suit sa messe dans le latin.

Celui de tous ses livres qu’il préférait, qu’il lisait le plus souvent, c’était l’Enfer de Dante. La description de tous ces supplices l’impressionnait. Elle se mêlait dans son imagination d’enfant au spectacle qu’il avait chaque jour sous les yeux. Ces hommes demi-nus, ces flammes, ces grandes fosses de la fonderie où le métal en fusion coulait en nappe sanglante, il les voyait passer dans les strophes du poète, et les plaintes de la vapeur, le grincement des scies gigantesques, les coups sourds du marteau-pilon retentissant dans les halles embrasées, les faisaient ressembler, pour lui, aux cercles de l’enfer.

Un dimanche, Jack lisait devant l’auditoire ordinaire un passage de son poète favori. Comme d’habitude, le père Roudic s’était endormi dès les premiers mots, conservant ce bon sourire d’intérêt dont sa bouche avait appris la forme et qui lui permettait de dire sans se réveiller: «C’est étonnant!» Les deux femmes, au contraire, suivaient la lecture avec une attention profonde et des impressions différentes.

C’était l’épisode de Francesca di Rimini:

«Il n’est pas de douleur plus grande que de se souvenir des temps heureux dans l’infortune…»

Pendant que l’apprenti lisait, Clarisse courbait la tête en frissonnant. Zénaïde, le sourcil froncé, droite et carrée sur sa chaise, tirait son aiguille avec fureur.

Cette poésie grandiose, traversant le silence de cet humble intérieur ouvrier, semblait à plusieurs ciels au-dessus de lui, de ses impressions, de ses occupations, de son existence ordinaire, et pourtant, en passant là, elle remuait des mondes de pensées, elle touchait les cœurs, et, pareille à la foudre toute puissante, portait avec elle une électricité dangereuse, pleine de caprices et de bizarreries.

Des larmes coulaient des yeux de madame Roudic, en écoutant cette histoire d’amour. Sans voir que sa belle-mère pleurait, Zénaïde, le récit fini, parla la première:

– Voilà une méchante et impudente femme, dit-elle indignée, d’oser ainsi raconter son crime et de s’en vanter.

– C’est vrai qu’elle était bien coupable, répondit Clarisse, mais bien malheureuse aussi.

– Malheureuse, elle!… Ne dites donc pas ça, maman… On croirait que vous la plaignez, cette Francesca qui aimait le frère de son mari.

– Oui, ma fille! mais elle l’aimait avant son mariage, et on lui avait fait épouser par force un mari dont elle ne voulait pas.

– Par force ou non, du moment qu’elle l’avait épousé, elle devait lui être fidèle. Le livre dit qu’il était vieux; mais il me semble à moi que c’était une raison pour le respecter davantage, empêcher les autres, dans le pays, de rire de lui. Tenez! le vieux a bien fait de les tuer tous les deux. Ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient.

Elle parlait avec une violence terrible, tout son amour de fille, tout son honneur de femme révoltée, et aussi avec cette cruelle candeur de la jeunesse qui juge la vie sur un idéal qu’elle s’est fait, sans rien connaître encore ni prévoir.

Clarisse ne répondit pas. Elle avait relevé le rideau et regardait dehors. Roudic, à demi réveillé, ouvrait un œil et disait: «Stétonnant.» Jack, les yeux fixés sur son livre, rêvait à ce qu’il venait de lire et à la discussion orageuse que sa lecture avait soulevée. Ainsi, dans ce milieu ignorant et humble, à quatre cents ans de distance, l’immortelle légende d’adultère et d’amour, lue par un enfant qui la comprenait à peine, trouvait un écho inattendu. Et c’est là la vraie grandeur, la vraie puissance des poètes, de s’adresser à tous dans l’histoire d’un seul, de suivre, en apparence immobiles en leur génie, tous les voyageurs de la vie, comme la lune, par les beaux soirs, semble se lever en même temps à tous les coins de l’horizon, accompagnant d’une pitié tendre, d’un regard ami, tous les pas isolés, tous les errants du chemin, et les éclairant à la fois, jamais pressée ni jamais lasse.

– Pour le coup, j’en suis sûr; c’est lui… dit Jack subitement, en bondissant de sa chaise.

Dans la petite rue ouvrière, une ombre venait de passer contre les vitres, avec un cri bien connu de l’apprenti:

– Chapeaux!… chapeaux!… chapeaux!…

Il s’élança dehors bien vite, mais Clarisse l’avait déjà précédé dans la rue. Elle rentrait comme il sortait, toute rouge, froissant une lettre dans sa poche.

Le camelot était déjà loin, malgré son déhanchement effroyable, et l’énorme faix de casquettes, de surouâs, de chapeaux de feutre, sous lequel il marchait courbé en deux, sa cargaison d’hiver étant bien plus lourde que celle d’été. Il allait tourner le coin du quai:

– Hé!… Bélisaire, cria Jack.

L’autre se retourna, la figure animée de son sourire de bon accueil.

– J’étais bien sûr que c’était vous. Vous voilà donc par ici, Bélisaire?

– Mais oui, monsieur Jack. Le père a voulu que je reste à Nantes, par rapport à ma sœur, qui avait son mari malade. Alors, je suis resté. Je fais des journées partout, à Châtenay, à la Basse-Indre. Il y a un tas d’usines par là, et le commerce ne va pas trop mal. Mais c’est encore à Indret que je vends le plus. Et puis, je me charge aussi de commissions pour Nantes et pour Saint-Nazaire, ajouta-t-il en clignant de l’œil du côté de la maison de Roudic, à quelques pas de laquelle ils causaient debout.