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Bélisaire, en somme, était assez content. Il envoyait tout son argent à Paris pour le vieux et les enfants. La maladie de son beau-frère lui coûtait gros aussi, mais, en travaillant, tout s’arrangerait; et si ça n’avait pas été ses maudits souliers…

– Ils vous font donc toujours mal? dit Jack.

– Oh! toujours… Vous savez, pour ne plus souffrir, il faudrait que j’arrive à m’en faire faire une paire exprès, sur mesure; mais c’est trop cher, c’est bon pour les riches.

Après avoir parlé de lui, Bélisaire hésita une minute, ensuite il questionna à son tour:

– Qu’est-ce qu’il vous est donc arrivé, monsieur Jack, que vous voilà un ouvrier maintenant? Elle était pourtant bien jolie, la petite maison de là-bas.

L’apprenti ne savait quoi répondre. Il rougissait de son bourgeron, tout propre cependant du matin, de ses mains noires. Alors le camelot, le voyant gêné, s’interrompit:

– C’est le jambon qui était fameux, dites donc! Et cette belle dame, qui avait l’air si doux, comment va-t-elle? C’était votre maman, n’est-ce pas? Vous lui ressemblez.

Jack était si heureux d’entendre parler de sa mère, qu’il serait resté là jusqu’au soir, debout dans la rue, à causer; mais Bélisaire n’avait pas le temps. On venait de lui donner une lettre très pressée à porter… Toujours le même clignement d’yeux du côté de la même fenêtre… Il était obligé de partir.

Ils se donnèrent une poignée de main, puis le camelot s’en alla, courbé, déhanché, souffreteux, levant les pieds en marchant comme un cheval borgne, et Jack le suivait d’un regard attendri, comme s’il avait vu la route de Corbeil, avec sa forêt en bordure, s’allonger, toute blanche, sous les pas fatigués de ce juif-errant colporteur.

Quand l’apprenti rentra, madame Roudic, très pâle, l’attendait derrière la porte.

– Jack, fit-elle à voix basse, les lèvres tremblantes, que vous a dit cet homme?

Il répondit qu’ils s’étaient connus à Étiolles et qu’ils avaient parlé de ses parents.

Elle eut un soupir de soulagement. Mais toute la soirée, elle fut encore plus rêveuse que d’habitude, plus affaissée sur sa chaise, plus penchée. Il semblait que la lourdeur de ses cheveux blonds se fût accrue du poids de quelque affreux remords.

III LES MACHINES

«Château des Aulnettes, par Étiolles.

Je ne suis pas contente de toi, mon cher enfant. M. Roudic vient d’écrire à son frère une longue lettre à ton sujet, et tout en faisant le plus grand éloge de ta douceur, de ta gentillesse, de ta bonne éducation, il déclare que, depuis plus d’un an que tu es à Indret, tu n’as pas fait le moindre progrès et que, décidément, tu ne lui parais pas apte au métier du fer. Tu penses que de peine cela nous a fait. Si tu ne réussis pas mieux avec toutes les bonnes dispositions que ces messieurs avaient constatées en toi, c’est donc que tu ne travailles pas, et ce mauvais vouloir nous surprend, nous afflige.

«Nos amis sont très fâchés de ce qui arrive, et j’ai le chagrin, tous les jours, d’entendre parler de mon enfant dans des termes bien pénibles. M. Roudic dit aussi dans sa lettre que l’air des ateliers ne te vaut rien, que tu tousses beaucoup, que tu es pâle et maigre à faire pitié, et qu’on a honte vraiment de te donner quelque chose à faire, tellement, au moindre effort, la sueur te coule du front. En vérité, je ne m’explique pas cette faiblesse chez un être que tout le monde s’accordait à trouver si robuste. Certes, je ne vais pas jusqu’à dire, comme les autres, qu’il y a beaucoup de paresse là dedans, et surtout ce besoin de se faire plaindre commun à tous les enfants. Moi, je connais mon Jack et je sais qu’il est incapable de toute supercherie. Seulement j’imagine qu’il fait des imprudences, qu’il sort le soir sans se couvrir, qu’il oublie de fermer sa fenêtre ou de mettre à son cou le foulard que je lui ai envoyé. C’est un grand tort que tu as, mon enfant. Avant tout il faut soigner sa santé. Songe que tu as besoin de toute ta force pour mener ton œuvre au bout. Porte-toi bien, tu travailleras bien.

«Je conviens que le travail que tu fais ne doit pas être toujours commode, et qu’il serait plus agréable de courir la forêt avec le garde; mais tu te rappelles ce que M. d’Argenton te disait: «La vie n’est pas un roman.» Il en sait quelque chose, le pauvre cher ami, car la vie se montre bien dure pour lui, et son métier est autrement terrible encore que le tien.

«Si tu savais à quelles basses jalousies, à quelles sourdes conspirations ce grand poète est en but. On a peur de son génie, on veut l’empêcher de se produire. Devine ce qu’ils lui ont fait, il y a quelque temps, au Théâtre-Français. Ils ont reçu une pièce qui est tout à fait sa Fille de Faust, dont tu nous as bien sûr entendu parler. Naturellement, ce n’est pas sa pièce qu’on lui a prise, puisqu’elle n’est pas encore écrite, mais son idée, son titre. Qui soupçonner? Il est entouré d’amis fidèles, dévoués à son avenir. Nous avions pensé un moment à la mère Archambauld, qui est toujours aux écoutes et décrochète les serrures avec ses yeux de furet. Mais comment s’y serait-elle prise pour retenir le plan de la pièce, le raconter aux intéressés, elle qui sait à peine un mot de français?

«Quoi qu’il en soit, notre ami a été très affecté de cette nouvelle déception. Il a eu, à ce moment, jusqu’à trois crises par jour. Je dois dire que M. Hirsch s’est montré dans tout cela d’un dévouement admirable; et c’est bien heureux que nous l’ayons eu près de nous, car M. Rivals continue à nous bouder. Comprends-tu qu’il n’est pas venu une seule fois prendre des nouvelles de notre pauvre malade? À ce propos, mon cher enfant, il faut que je te dise une chose: nous avons appris que tu étais en grande correspondance avec le docteur et la petite Cécile, et je dois te prévenir que M. d’Argenton ne voit pas cela d’un très bon œil. M. Rivals peut être un excellent homme, mais c’est un esprit routinier, rétrograde, qui n’a pas craint de te détourner, même devant nous, de ce qui était manifestement ta vocation. Et puis, vois-tu, mon enfant, en général, il faut n’avoir de relations qu’avec les gens de son monde, de son métier, rester, autant que possible, dans son milieu. On risque, sans cela, de se décourager, de se laisser aller à toutes sortes d’aspirations chimériques, qui font les existences déclassées.

«Quant à ton amitié pour la petite Cécile, M. d’Argenton trouve encore, et je suis bien de son avis, que ce sont là de ces enfantillages qui ne doivent avoir qu’un temps; sans quoi ils vous encombrent la vie, vous amollissent, vous détournent de tout vrai et droit chemin. Tu feras donc sagement d’interrompre des relations qui n’ont pu que t’être nuisibles et qui ne sont peut-être pas étrangères au refroidissement singulier que tu montres pour une carrière entreprise de plein gré et avec beaucoup d’ardeur. Tu comprendras, je l’espère, mon cher enfant, que je te parle ainsi dans ton intérêt. Songe que tu vas avoir quinze ans, que tu as dans les mains un bon métier, un avenir ouvert devant toi, et ne donne pas raison à ceux qui ont prédit que tu ne ferais jamais rien de bon.

«Ta mère qui t’aime,

«CHARLOTTE.»

«Post scriptum. – Dix heures du soir. – Mon chéri, ces messieurs viennent de monter. J’en profite pour ajouter un petit bonsoir à ma lettre, ce que je te dirais si tu étais là, près de moi. Ne te décourage pas, mon Jack, ne te bute pas, surtout. Tu sais comme il est, lui. Bien bon, mais inexorable. Il a résolu que tu serais ouvrier, et il faudra que tu le deviennes. Tout ce que tu dirais ne servirait à rien. Là-dessus il a son idée fixe. Est-elle juste? Moi, je ne sais plus. La tête finit par me tourner de tout ce que j’entends dire ici. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne faut pas que tu sois malade. Je t’en prie, mon Jack, soigne-toi bien. Couvre-toi bien le soir, quand tu sors. Il doit faire humide dans cette île. Prends-garde au brouillard. Et puis, écris-moi chez les Archambauld, si tu as besoin de quelque chose… Te reste-t-il encore de ton chocolat pour croquer, le matin, en t’éveillant?… Pour cela, pour les petites provisions, je mets de côté tous les mois une petite somme sur l’argent de ma toilette. Figure-toi que tu m’as rendue économe. Surtout travaille. Songe qu’un jour viendra, qui n’est pas loin peut-être, où ta mère n’aura que ton bras pour soutien.