«Si tu savais comme je suis triste quelquefois en pensant à l’avenir. Sans compter que l’existence n’est pas très gaie ici, surtout depuis cette dernière affaire. Je ne suis pas tous les jours heureuse, va. Seulement tu me connais, le chagrin ne me dure pas longtemps. Je pleure et je ris dans la même minute, sans pouvoir m’expliquer comment. D’ailleurs j’aurais bien tort de me plaindre. Il est nerveux comme tous les artistes; mais on ne peut pas se figurer ce qu’il y a de générosité et de grandeur au fond de cette nature. Adieu, mon chéri. Je finis ma lettre que la mère Archambauld va mettre à la poste en s’en allant. Je crains bien que nous ne la gardions pas longtemps, cette brave femme. M. d’Argenton s’en méfie. Il la croit payée par ses ennemis pour lui voler ses sujets de livres et de pièces. Il paraît que ça s’est déjà vu. Je t’embrasse et je t’aime, mon Jack bien-aimé… Tous ces petits points, ce sont des baisers à ton adresse.»
Derrière les pages nombreuses de cette lettre, Jack reconnut distinctement deux visages, celui de d’Argenton doctoral et dictant, puis celui de sa mère, de sa mère rendue à elle-même, et qui de loin l’étreignait, l’enveloppait de ses câlineries. Comme on la sentait opprimée, la pauvre femme; quel étouffement de toute sa nature expansive! L’imagination des enfants traduisant volontiers leurs pensées avec des images, il semblait à Jack, en lisant, que son Ida – elle s’appelait toujours Ida pour lui – enfermée dans la tourelle de Parva domus, lui faisait des signes de détresse, l’appelait à l’aide comme un sauveur.
Oh! oui, il allait travailler, vaincre ses répugnances, devenir un bon ouvrier, peinant ferme et gagnant bien sa vie, pour tirer sa mère de là, l’arracher à cette tyrannie. Et d’abord, il enferma tous ses livres, poètes, historiens, philosophes, dans la caisse de M. Rivals, qu’il cloua de peur des tentations. Il ne voulait plus lire, ouvrir à son esprit tant de chemins déroutants. Il tenait à garder toutes ses forces, toutes ses pensées, pour le but que sa mère lui montrait.
– Tu as raison, petit gas, lui dit Roudic. Les livres vous fourrent des fariboles dans la tête. Ça vous distrait du travail. On n’a pas besoin d’en savoir si long dans notre métier; et puisque tu as la bonne volonté de l’apprendre, voici ce que je te propose. Je fais en ce moment des heures supplémentaires dans la soirée, et même le dimanche. Si tu veux, viens avec moi; tout en travaillant, je t’apprendrai à dresser le fer. Je serai peut-être plus patient et plus heureux que Lebescam.
À partir de ce jour, il fut ainsi fait. Aussitôt après dîner, l’ajusteur, chargé d’un travail spécial, emmenait l’enfant avec lui dans l’usine déserte, éteinte, recueillie comme si elle eût préparé de nouvelles forces pour le labeur du lendemain. Une petite lampe posée sur un établi éclairait seule l’ouvrage du père Roudic. Tout le reste de l’atelier était plongé dans cette ombre fantastique où la lune découpe les objets par masses, sans les préciser. C’étaient des saillies, des déchiquètements, tout le long des murs où les outils restaient accrochés. Les tours s’alignaient en longues files. Les cordes, les manivelles, les bobines s’entrecroisaient, arrêtées, immobiles, pendant que des copeaux de métal, des limailles luisaient par terre, craquaient sous chaque pas, tombés des établis comme la preuve de la besogne abattue.
Le père Roudic, penché, absorbé, maniait ses instruments minutieux, les yeux fixés tout le temps sur l’aiguille chronométrique. Pas d’autre bruit que le ronflement du tour mis en mouvement par des pédales, et le susurrement aiguisé de l’eau qui tombait goutte à goutte sur la roue tournant à toute vitesse. Debout près du contre-maître, Jack s’occupait à dégrossir quelque pièce, s’appliquait de toutes ses forces, essayant de prendre goût au métier. Mais la vocation n’y était décidément pas.
– C’est fini, mon pauvre petit gas, lui disait le père Roudic. Tu n’as pas le sentiment de la lime.
Pourtant, le petit gas faisait tout son possible et ne prenait plus un instant de repos. Quelquefois, le dimanche, le contre-maître l’emmenait visiter l’usine en détail, lui expliquait le jeu de toutes ces puissantes machines, dont les noms étaient aussi barbares, aussi compliqués que leur physionomie:
«Machine à aléser des trous de bouton pour manivelles.»
«Machines à creuser des mortaises dans des têtes de bielle.»
Il lui détaillait pièce par pièce avec enthousiasme tout cet engrenage de roues, de scies, d’écrous gigantesques, lui faisait admirer le merveilleux ajustage de ces mille parties rapportées, formant un tout si complet. De ces explications, Jack ne retenait rien qu’un nom cruel, chirurgical, qui le faisait penser à quelque trépan formidable dont la vis interminable aurait grincé dans son cerveau. Il n’avait pas pu vaincre encore la terreur que lui causaient toutes ces forces inconscientes, brutales, impitoyables, auxquelles on l’avait livré. Mues par la vapeur, elles lui faisaient l’effet de bêtes méchantes qui le guettaient au passage pour le happer, le déchirer, le mettre en pièces. Immobiles, refroidies, elles lui semblaient plus menaçantes encore, les mâchoires ouvertes, les crocs tendus, ou tous leurs engins de destruction rentrés, cachés, avec une apparence de cruauté repue et satisfaite. Une fois cependant il fut témoin à l’usine d’une cérémonie émouvante qui lui fit comprendre, mieux que toutes les explications du père Roudic, qu’il y avait une beauté et une grandeur dans ces choses.
On venait de terminer, pour une canonnière de l’État, une superbe machine à vapeur de la force de mille chevaux. Elle était depuis longtemps dans la halle de montage, dont elle occupait tout le fond, entourée d’une nuée d’ouvriers, debout, complète, mais non achevée. Souvent Jack, en passant, la regardait de loin, seulement à travers les vitres, car personne, hormis les ajusteurs, n’avait le droit d’entrer. Sitôt finie, la machine devait partir pour Saint-Nazaire, et ce qui faisait la beauté, la rareté de ce départ, c’est que, malgré son poids énorme et la complication de l’outillage, les ingénieurs d’Indret avaient décidé de l’embarquer, toute montée et d’une seule pièce, les formidables engins de transbordement dont dispose l’usine leur permettant ce coup d’audace. Tous les jours on disait: «C’est pour demain…» mais il y avait chaque fois, au dernier moment, un détail à surveiller, des choses à réparer, à perfectionner. Enfin, elle était prête. On donna, l’ordre d’embarquer.