«… Cet argent est à toi, mon Jack, disait Charlotte. Je l’ai mis de côté à ton intention. Tu achèteras, avec, un petit cadeau à mademoiselle Roudic et un habillement pour toi-même. Je veux que lu figures honorablement à cette cérémonie, et ta garde-robe doit être dans un état pitoyable, si, comme tu me l’écris, tu ne peux plus porter ton costume anglais. Tâche d’être beau et de bien t’amuser. Surtout ne me parle pas de cet envoi dans tes lettres. N’en parle pas non plus aux Roudic. Ils voudraient me remercier, et cela me ferait avoir de grands ennuis. Il est en ce moment d’une sensibilité nerveuse excessive. Il travaille trop, ce pauvre ami. Et puis on lui en fait tant.
Ils sont tous après lui pour l’empêcher d’arriver. Enfin, c’est convenu. Ne dis pas que ces cent francs viennent de moi. Ça sera censé tes petites économies.»
Depuis deux jours, Jack se sentait tout fier d’avoir cet argent dans sa poche. Réellement, les pièces d’or équilibraient sa marche, lui donnaient une allégresse leste et remplie d’aplomb. Il se faisait une fête d’avoir des vêtements neufs, bien propres, et non plus son affreux bourgeron passé par de nombreux lavages. Pour cela, il fallait aller à Nantes, et il attendait le prochain dimanche avec impatience. Aller à Nantes! Encore une fête de plus; et ce qui le touchait pardessus tout, c’était de penser que toutes ces joies, il les devait à sa mère. Un seul point l’embarrassait, le choix du cadeau pour Zénaïde. Qu’est-ce qu’on donne à une jeune fille gui se marie? Comment lui faire plaisir? deviner ce qui lui manque parmi cette avalanche de bijoux, de parures qui tombent dans la corbeille des fiancées, comme l’adieu définitif de toutes les puérilités, de toutes les coquetteries de leur jeunesse? Il aurait fallu voir ce qu’elle avait.
Jack pensait à cela, un soir d’hiver, en rentrant chez les Roudic. Il faisait très noir, ce soir là. Près de la maison il se heurta à quelqu’un qui courait en frôlant les murs.
– C’est vous, Bélisaire?
On ne répondit pas; mais en poussant la porte, l’apprenti vit bien qu’il ne s’était pas trompé, et que Bélisaire avait passé par là. Clarisse était dans le corridor, décoiffée par le vent, blêmie par le froid de la rue, et si préoccupée que, même devant Jack, elle continua à lire la lettre qu’elle tenait, dans le filet de lumière qui glissait de la salle. Cette lettre devait lui apprendre quelque chose de bien extraordinaire. Alors Jack se souvint que dans la journée il avait entendu dire à l’atelier que le Nantais venait de perdre une grosse somme à Saint-Nazaire en jouant avec les mécaniciens d’un navire anglais arrivé depuis peu de Calcutta. Cette fois, on se demandait comment il allait faire pour payer, et s’il ne sauterait pas du coup. C’est sans doute ce que la lettre annonçait; il n’y avait qu’à voir l’émotion de Clarisse.
Dans la salle, Zénaïde et Mangin étaient seuls. Le père Roudic, parti depuis le matin pour Châteaubriand où se trouvaient les papiers de sa fille, ne devait rentrer que le lendemain, ce qui n’empêchait pas le beau brigadier de venir faire sa cour et dîner à Indret, où sa présence était autorisée par celle de Mme Roudic. D’ailleurs il avait l’air très calme, ce brigadier, peu dangereux, et méritait bien son épithète de futur, sec et froid comme le temps d’un verbe. En ce moment, allongé dans le bon fauteuil du contre-maître, les pieds aux chenets, pendant que Zénaïde en toilette, coiffée par sa belle-mère, cramoisie et sanglée, achevait de mettre le couvert, il l’entretenait très sérieusement du tarif des douanes, de ce que payaient les graines oléagineuses, l’indigo, la rogue de morue, pour entrer dans le port de Nantes.
Ce n’est rien, cela, n’est-ce pas? Eh bien, l’amour est un tel prestidigitateur, que Zénaïde se pâmait d’aise à chaque chiffre et parfois s’arrêtait de mettre son couvert, remuée jusqu’au fond du cœur par ces détails d’entrepôt et de transit comme par une musique délicieuse. L’entrée de l’apprenti vint déranger ces amoureux installés d’avance dans la paix tranquille des conversations de ménage.
– Ah! mon Dieu, voilà Jack. Il est donc bien tard. Et la soupe qui n’est pas trempée. Vite à la cave, mon ami Jack! Et maman, où est-elle donc passée?… Maman!…
Clarisse rentra, très pâle encore mais calmée, ayant rajusté sa coiffure et secoué le grésil de ses vêtements mouillés.
– Pauvre femme, pensait Jack en la regardant, tandis qu’elle s’efforçait de manger, de causer, de sourire, tout en avalant coup sur coup de grands verres d’eau comme pour refouler une terrible émotion qui l’étreignait à la gorge. Zénaïde ne s’apercevait de rien. L’appétit coupé par le plaisir, elle ne quittait pas du regard l’assiette du brigadier et semblait ravie de voir avec quelle majestueuse tranquillité il faisait disparaître tous les morceaux qu’on lui servait, sans interrompre d’une minute une dissertation sur le tarif comparé des suifs bruts et des saindoux. C’était la douane faite homme, ce Mangin! Beau parleur, s’exprimant en termes choisis, lentement, méthodiquement, mais encore moins lentement qu’il ne mangeait, car il ne se taillait pas une bouchée de pain sans la mirer, la scruter, la tâter dans tous les sens, de même qu’il levait chaque fois son verre à la hauteur de la lampe et dégustait son vin avant de le boire, comme s’il se fût méfié de quelque fraude, tout prêt à arrêter juste au bord de ses lèvres un liquide de contrebande ou une denrée prohibée. Aussi, quand il était là, les repas ne finissaient plus. Ce soir particulièrement Clarisse semblait le supporter avec impatience. Elle ne tenait pas en place, allait à la fenêtre, écoutait le pétillement du grésil sur les vitres, puis revenant vers la table:
– Quel temps vous allez avoir, mon pauvre Mangin, pour vous en retourner! Je voudrais que vous fussiez déjà chez vous.
– Oh bien! pas moi, dit Zénaïde avec une telle expression de candeur, qu’ils se mirent tous à rire, et la jeune fille encore plus fort que les autres. N’importe. L’observation de Clarisse avait porté; et le brigadier, interrompant une longue tirade sur les droits de consommation, se leva pour partir. Mais il n’était pas encore dehors, et les préparatifs de départ fournissaient chaque fois à la grosse Zénaïde un quart d’heure de grâce ajouté à la veillée. C’étaient la lanterne à allumer, le caban à agrafer. La bonne fille se chargeait de tous ces soins; et si vous saviez comme les allumettes étaient longues à prendre, et les gants d’uniforme difficiles à boutonner!
Enfin le voilà empaqueté, le futur. Son capuchon rabattu sur ses yeux, deux ou trois tours de cache-nez autour du cou et solidement serrés, je vous jure, par deux mains vigoureuses, il semble avoir disparu tout entier dans un scaphandre de plongeur. Tel qu’il est, Zénaïde le trouve encore superbe, et debout sur le pas de la porte, le cœur un peu gros de la séparation, elle regarde avec inquiétude s’aventurer dans la grande rue d’Indret toute noire, cette ravissante silhouette d’Esquimau qu’escorte le balancement d’une lanterne. Sa belle-mère est obligée de venir la chercher.
– Allons, Zénaïde, il faut rentrer.
Et Clarisse, en parlant ainsi, a dans la voix une intonation impatiente que ne justifie en rien la sollicitude amoureuse de la jeune fille. Cette angoisse nerveuse ne fait qu’augmenter avec l’heure et n’échappe pas à l’ami Jack. On cause cependant, tout en rangeant la salle. De temps en temps, Clarisse regarde la pendule et dit: «Comme il est tard!»