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– Pourvu qu’il ne manque pas le train…, répond Zénaïde qui ne pense qu’à son futur, et depuis qu’il est parti, le suit dans toutes les étapes de son voyage… Le voilà au bout du pays… Il appelle le passeur… Il monte en bateau…

– Il doit faire froid sur la Loire!» s’écrie-t-elle en achevant tout haut son rêve.

– Oh! oui, bien froid… répond la belle-mère en frissonnant; mais ce n’est pas pour le beau brigadier qu’elle se tourmente. Dix heures sonnent. Elle se lève vivement, d’une détente, comme on fait pour renvoyer les importuns:

– Si nous allions nous coucher?

Puis, voyant l’apprenti qui se dispose à donner à la porte, comme tous les soirs, un dernier tour de clef, elle s’élance pour l’arrêter:

– C’est fait, c’est fait. J’ai fermé, montons.

Mais cette Zénaïde n’en finit plus de parler de son Mangin.

– Trouvez-vous que cela va bien, Jack, les moustaches blondes? Combien donc ça paye-t-il d’entrée les graines oléagi… oléagineuses?

Jack ne s’en souvient plus. Il faudra qu’elle en parle à M. Mangin. C’est si intéressant cette question des tarifs!

– Voulez-vous aller vous coucher, oui ou non? demande madame Roudic en feignant de rire, mais frémissante de tous ses nerfs. Pour le coup, c’est fini. Ils montent tous les trois le petit escalier.

– Allons, bonsoir! dit la belle-mère en entrant dans sa chambre. Je tombe de sommeil.

Ses yeux sont pourtant bien brillants. Jack a déjà le pied sur l’échelle de sa soupente; mais la chambre de Zénaïde, ce soir-là, est tellement encombrée des cadeaux de noce, qu’il ne résiste pas au désir de les passer en revue.

Belle occasion pour ce qu’il voulait savoir. Dans la journée, des amies étaient venues. On avait sorti tous les trésors, et ils étaient encore là, étalés sur la large commode où une vierge en cire avec son enfant Jésus mettait sa blancheur d’image. Auprès d’elle, douze petites cuillers en vermeil luisaient dans leur écrin ouvert, puis une cafetière en argent, un livre de messe à fermoirs, une boîte à gants – des gants d’homme, dam! – et tout autour les paperasses froissées, les faveurs bleues ou roses qui avaient servi à nouer toutes ces surprises arrivées du château. Ensuite venaient les offrandes plus humbles des femmes d’employés ou de contre-maîtres. Le voile, la couronne dans des cartons expédiés de Nantes et offerts en commun par madame Kerkabélek et madame Lebelleguic; madame Lemoallic avait envoyé une horloge, madame Lebescam un tapis de table, d’autres des ouvrages au tricot, au crochet, une bague en verre, une image de sainteté, un flacon d’odeur, et enfin deux «mariés du bourg de Batz» en coquillage, deux raides petites poupées habillées de coquilles, dont les teintes variées reproduisaient le costume pittoresque du pays, le plastron doré sur l’épaisse jupe bleue de l’épousée et la veste courte, les braies bouffantes du mari.

Zénaïde montrait tous ces trésors avec orgueil, les renveloppait soigneusement à mesure. L’apprenti poussait des cris d’admiration et pensait tout le temps: «Qu’est-ce que je pourrais bien lui donner, moi?»

– Et mon trousseau, Jack? Mon trousseau, vous ne l’avez pas vu? Attendez.

Elle prit une clef dans une tasse sur la commode, ouvrit un tiroir, en tira une autre clef ciselée et très ancienne, qui ouvrait l’armoire de chêne depuis cent ans dans la famille. Les deux battants s’écartèrent, laissant s’évaporer une bonne odeur de lessive à l’iris; et Jack put admirer de grandes piles de draps roux filés par la première madame Roudic, et des amas de linge ouvré, tuyauté, plissé par ces habiles mains bretonnes qui s’affinent à gaufrer des surplis et des coiffes.

– Y en a-t-il!… disait Zénaïde triomphante.

Le fait est que jamais, chez sa mère, dont l’armoire à glace débordait pourtant de broderies et de fines dentelles, Jack n’avait vu tant de linge rangé d’un si bel ordre.

– Mais ce n’est pas ça le plus beau, mon ami Jack. Regardez ceci.

Et, soulevant une lourde pile de jupons, elle lui montra une cassette enfouie dans toutes ces toiles blanches comme si elle eût été la mariée.

– Savez-vous ce qu’il y a là-dedans?… Ma dot.

Elle disait cela avec fierté.

– Ma dot chérie, ma jolie petite dot, qui me vaudra dans quinze jours de m’appeler madame Mangin. Il y en a de l’argent, là-dedans, allez, et des pièces de toutes sortes: des blanches, des jaunes. Hein! croyez-vous que papa Roudic m’a faite riche! Tout ça, c’est pour moi, c’est pour mon petit Mangin. Oh! quand j’y pense, j’ai envie de rire et de pleurer tout ensemble, et puis de danser aussi.

Dans une explosion de joie comique, la grosse fille, pinçant sa jupe de chaque côté et l’écartant les doigts en l’air, commençait à exécuter une lourde bourrée devant cette bienheureuse cassette à laquelle elle devait son bonheur, quand un coup frappé à la muraille l’interrompit subitement.

– Voyons! Zénaïde, laisse-le donc aller se coucher, cet enfant. Tu sais bien qu’il faut qu’il se lève de bonne heure.

C’était la voix de Clarisse qui parlait, très irritée cette fois, toute changée. Un peu honteuse, la future madame Mangin ferma son bahut, on se dit bonsoir à voix basse, Jack appliqua son échelle à la soupente et, cinq minutes après, la petite maison, engourdie sous la neige, bercée par le vent, paraissait dormir comme ses voisines dans le silence et le calme de la nuit. Mais le masque des maisons est aussi trompeur que celui des hommes; et pendant que celle-ci tient ses fenêtres closes comme des paupières appesanties de sommeil, elle abrite le plus navrant et le plus sombre des drames.

C’est dans la salle du bas, chez les Roudic. La lumière est éteinte. Éclairés seulement du reflet d’incendie que projette un grand feu de charbon croulant dans la cheminée, un homme et une femme sont groupés tout au fond. Au mouvement capricieux de cette flamme, le visage de la femme se couvre de rougeurs subites qui semblent de la honte. L’homme est à genoux. On ne voit rien de lui qu’une belle chevelure toute bouclée qui se renverse en arrière, une taille vigoureuse et souple cambrée dans une pose d’adoration, de prière.

– Oh! je t’en supplie, dit-il tout bas, je t’en supplie si tu m’aimes…

Que peut-il avoir à lui demander encore? Que peut-elle lui donner de plus? Est-ce qu’elle n’est pas à lui tout entière, à toute heure, et partout, et malgré tout? Il n’y avait qu’une chose qu’elle eût respectée jusque-là, c’était la maison de son mari. Eh bien! le Nantais n’avait eu qu’un signe à faire, un mot à écrire: «Je viendrai cette nuit… laisse la porte ouverte,» pour la décider à lui livrer cette dernière ressource de son honneur, à perdre cette espèce de tranquillité que communique, même à la plus coupable, l’intérieur qui n’a jamais été souillé.

Non seulement elle avait laissé la porte ouverte, comme il le demandait, mais, une fois les autres couchés, elle s’était recoiffée, parée de la robe qu’il aimait, des boucles d’oreilles qu’il lui avait données; elle avait essayé de se faire bien belle pour cette première nuit d’amour. Que lui fallait-il donc encore? Probablement quelque chose de bien terrible, d’impossible, quelque chose que certainement elle ne possédait pas. Sans quoi, comment aurait-elle résisté à l’étreinte passionnée de ces deux bras serrés autour d’elle, à la prière éloquente de ces yeux allumés d’une fièvre de convoitise, et de cette bouche appuyée sur la sienne.