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– Allons donc! Un Parisien comme toi… tu plaisantes… Hé! minzingo, deux verres de blanche et que ça ne traîne pas!

L’apprenti n’osa pas refuser. Les attentions dont il était l’objet de la part d’un si bel homme le flattaient énormément. Il y avait de quoi. Ce dessinandier si fier, si dédaigneux d’habitude, qui en dix-huit mois ne lui avait pas adressé trois fois la parole, le rencontrant par hasard ce matin-là dans Indret, lui avait fait l’honneur de l’aborder comme un camarade, de l’emmener avec lui au cabaret et de le régaler de trois petits verres de couleurs différentes. C’était si extraordinaire que Jack, pour commencer, éprouvait quelque méfiance. L’autre avait un air si singulier, il lui demandait avec tant d’obstination: «Rien de nouveau chez les Roudic?… Rien de nouveau, vraiment?»

L’apprenti pensait en lui-même:

– Toi, si tu crois que je vais me charger de tes commissions comme Bélisaire…

Mais cette mauvaise impression n’avait pas duré longtemps. Dès la seconde tournée de blanche, il s’était senti plus à l’aise, plus rassuré. Après tout, ce Nantais ne paraissait pas un mauvais homme, bien plutôt un malheureux égaré par ses passions. Qui sait? Il ne lui manquait peut-être qu’une main tendue, un conseil d’ami pour le remettre dans la bonne voie, le faire renoncer au jeu, l’obliger à respecter la maison de son oncle.

À la troisième tournée, Jack, saisi d’une subite effusion, d’une chaleur de cœur extraordinaire, offrit son amitié au Nantais, qui l’accepta avec reconnaissance, et, devenu son ami, il crut pouvoir lui donner quelques conseils:

– Voulez-vous que je vous dise une chose, Nantais?… Eh bien!… croyez-moi… ne jouez plus.

Le coup était droit et dut porter, car le dessinandier eut un mouvement nerveux dans les lèvres, (l’émotion sans doute) et avala son verre d’eau-de-vie précipitamment. Jack, voyant l’effet qu’il produisait, ne s’en tint pas là:

– Et puis, tenez! il y a encore une autre chose que je veux vous dire…

Heureusement que la voix du cabaretier l’interrompit, car pour le coup le Nantais aurait eu beaucoup de peine à cacher ses impressions.

– Hé! les gas! voilà la cloche.

Dans l’air froid du matin, un tintement monotone et sinistre se mêlait à un mouvement de foule muette, à des tousseries, à des claquements de sabots, le long des rues montantes.

– Allons, dit Jack, il faut partir.

Et comme son ami avait payé les deux premières tournées, il tint absolument à régler la troisième, heureux de tirer un louis de sa poche et de le jeter sur le comptoir en disant: «Payez-vous.»

– Bigre! un jaunet… fit le marchand peu habitué à voir de pareilles pièces sortir des poches d’un apprenti. Le Nantais ne dit rien, mais il tressaillit… Est-ce qu’il serait allé à l’armoire, celui-là, aussi? Jack triomphait de voir leur étonnement.

– Et il y en a d’autres! dit-il en tapant sur sa cotte; puis se penchant à l’oreille du dessinandier:

– C’est pour un cadeau que je veux faire à Zénaïde.

– Vraiment? fit l’autre en souriant méchamment.

Le cabaretier n’en finissait pas de tourner et de retourner sa pièce avec une certaine inquiétude.

– Mais dépêchez-vous donc! lui dit Jack. Vous allez me faire manquer le drapeau.

En effet, la cloche sonnait encore, mais lentement, en espaçant ses coups comme si elle manquait de voix pour les derniers appels. Enfin, la monnaie rendue, ils sortirent tous les deux, bras dessus bras dessous.

– Quel dommage, mon vieux Jack, que tu sois forcé de rentrer à la boîte! Le bateau de Saint-Nazaire ne passe que dans une heure. J’aurais été si heureux de rester encore un peu avec toi! Ça me fait vraiment du bien de t’entendre. Ah! si j’avais toujours été conseillé comme cela!

Et, tout doucement, il entraînait l’apprenti du côté de la Loire. Celui-ci se laissait faire. Après la chaleur épaisse du cabaret, le froid de la rue l’avait saisi, arrivant sur la troisième tournée. Il marchait comme étourdi, butait à chaque pas, et, le givre étant très glissant, s’appuyait de toutes ses forces au bras de son nouvel ami pour ne pas tomber. Il lui semblait qu’il venait de recevoir un grand coup sur la tête, ou bien qu’on lui serrait le crâne dans un chapeau de plomb. Mais cela ne dura que quelques minutes.

– Attendez donc, dit-il. Il me semble qu’on n’entend plus la cloche.

– Pas possible!

Ils se retournèrent. Un petit jour blanc déchirait le ciel, l’éclairait au-dessus de l’usine. Le drapeau avait disparu. Jack fut terrifié. C’était la première fois que pareille chose lui arrivait. Mais le plus désolé des deux était encore le Nantais.

– C’est ma faute, c’est ma faute, disait-il. Il parlait d’aller trouver le directeur pour le supplier, lui expliquer qu’il était seul coupable. À son tour, l’apprenti fut obligé de le rassurer.

– Bah! laissez donc, je n’en mourrai pas pour avoir été marqué une fois absent sur la planchette de contrôle. Je vous accompagnerai jusqu’au bateau, et je rentrerai pour la cloche de dix heures. J’en serai quitte pour une saboulée du grand Lebescam.

C’était justement cette saboulée qui lui faisait peur. Mais ce sentiment-là ne résista pas à la joie, à la fierté qu’il éprouvait de marcher au bras du Nantais et à la conviction qu’il avait de le ramener à des sentiments honnêtes. C’est dans ce sens qu’il lui parlait en descendant vers le fleuve sous les grands arbres tout blancs de givre; et il mettait tant d’action à ses paroles, qu’il ne sentait pas le froid noir de cette matinée, ni la bise qui soufflait terriblement, coupante comme une lame. Il parlait du brave père Roudic, si bon, si aimant, si confiant; de Clarisse qui, avec tout ce qu’il fallait pour être heureuse, faisait pitié par sa pâleur, et ces yeux égarés qu’elle avait à certains moments.

– Ah! si vous l’aviez vue ce matin, quand je suis parti! Elle était si blanche, elle avait l’air d’une morte.

Comme il parlait ainsi, l’apprenti sentait le bras du Nantais tressaillir sous le sien, ce qui lui prouva bien qu’il restait encore du cœur chez ce garçon.

– Elle ne t’a rien dit, Jack? Bien vrai, elle ne t’a rien dit?

– Rien, pas un mot. Zénaïde lui parlait, elle ne répondait pas. Elle n’a pas mangé. J’ai peur qu’elle soit malade.

– Pauvre femme!… dit le Nantais avec un soupir de soulagement que l’enfant prit pour de la tristesse et qui le remplit de pitié.

– En voilà assez pour une fois, pensait-il, il ne faut pas que je l’accable.

Ils approchaient du quai. Le bateau n’arrivait pas encore. Un épais brouillard couvrait le fleuve d’une rive à l’autre.

– Si nous entrions là? dit le Nantais.

C’était une baraque en planches avec des bancs à l’intérieur pour servir d’abri aux ouvriers en attendant les passeurs, les jours de mauvais temps. Clarisse la connaissait bien, cette baraque! Et la vieille, qui avait installé dans un coin son petit commerce d’eau-de-vie de grain et de café noir, avait vu bien des fois madame Roudic attendre la barque de passage et traverser la Loire par des «temps de chien.»

– Ça pique, à ce matin, les gâs! Vous ne prenez pas une goutte?