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Alors il pensa à Mâdou, à ses fuites dans le port de Marseille, à ses cachettes improvisées au fond des cales, parmi le charbon, les marchandises, les bagages. Mais cette idée comme les autres ne fit que traverser son esprit, s’en alla avec les Oh! hisse! des matelots halant sur des cordes, le grincement des poulies en haut des vergues, les coups de marteau des chantiers de construction.

Tout à coup, Jack n’est plus dans le bateau. Comment cela s’est-il fait? Par où est-il descendu? Le rêve a de ces lacunes; et Jack vit dans un rêve agité. Ses deux compagnons et lui s’acheminent sur un quai interminable, longé d’une voie ferrée, encombré de marchandises de toutes sortes qu’on est en train de charger ou de débarquer, ce qui fait à chaque pas des obstacles, des passerelles à enjamber. Il trébuche dans des balles de coton, glisse sur des tas de blé, se cogne aux angles des caisses, respire partout où il passe des odeurs violentes ou fades d’épices, de café, de graines ou d’essences. Il perd ses camarades, les retrouve, les reperd encore, et subitement se surprend en train de faire une longue dissertation sur les graines oléagineuses au brigadier Mangin, qui le regarde avec inquiétude et tire sa petite moustache blonde d’un air gêné. Car c’est une chose singulière, Jack se voit agir, il se dédouble. Il y a en lui un Jack qui est comme fou, qui crie, qui gesticule, marche de travers, dit et fait mille sottises, et un être raisonnable, mais muet, bâillonné, impuissant, qui est condamné à assister à la dégradation de l’autre, sans pouvoir rien que regarder et se souvenir. Ce second Jack, clairvoyant et conscient, s’endort pourtant quelquefois, pendant que l’insensé continue ses divagations, et voilà pourquoi il y a de grandes solutions de continuité dans cette journée turbulente, des lacunes, des absences, des vides que la mémoire ne saurait combler.

Vous figurez-vous la confusion de Jack raisonnable en voyant son «double» s’en aller dans les rues de Nantes armé d’une longue pipe, affublé d’une ceinture de matelot toute neuve, roulée autour de son bourgeron? Il voudrait lui crier: «Mais, imbécile, tu n’as pas l’air d’un marin. Tu as beau avoir une pipe, une ceinture, le chapeau en toile cirée de ton novice, tu as beau marcher entre tes deux camarades en roulant les épaules et bégayer d’un air sacripant: «Trop de bouillon pour si peu de viande, sacrés mille noms de noms!» Tu ressembles tout au plus à un enfant de chœur qui aurait bu le vin des burettes, avec ta ceinture bleue mal nouée, trop haute, et la figure innocente malgré tout… Regarde. On se retourne et l’on rit quand tu passes.»

Mais incapable de rien exprimer, il ne peut que penser cela au-dedans de lui et doit suivre son compagnon, cahoté à tous ses zigzags, à tous ses caprices. Il l’accompagne dans un grand café très doré, garni de glaces où les images se reflètent en ayant l’air de tomber. Le Jack, qui a encore des yeux, regarde en face de lui, parmi les gens qui entrent, qui sortent, un groupe sordide et lugubre au milieu duquel est son double bien pâle, sale, souillé de ces boues qu’éclaboussent autour d’eux des pas pesants, mal affermis. Un garçon s’approche des trois sacripants. On les met dehors, on les rend au froid de la rue. À présent ils errent par la ville.

Quelle ville!… Comme elle est grande!… Des quais, toujours des quais bordés de vieilles maisons à balcons de fer. On passe un pont, puis un autre, encore un autre. Que de ponts, que de rivières qui se croisent, se mêlent, mettent un fatigant mouvement de flots dans toutes les visions troubles de cette course sans frein ni but! C’est si triste à la fin de courir ainsi que Jack se retrouve pleurant à chaudes larmes sur un petit escalier étroit et glissant qui joint l’eau noire d’un canal, y enfonce ses dernières marches. C’est une eau sans remous ni courants, épaisse, moirée et lourde, chargée de teinturerie, et qui claque sous les battoirs d’un grand bateau non loin de là. Gascogne et le matelot jouent à la galoche sur la berge. Jack est désolé. Il ne sait pas pourquoi. Il s’ennuie. Et puis il a si mal au cœur!… «Tiens! si je me noyais…» Il descend une marche, puis une autre. Le voilà au ras de l’eau. L’idée qu’il va mourir l’apitoie sur lui-même.

– «Adieu, mes amis…» dit-il en sanglotant. Mais ses amis sont si fort occupés de leur partie de bouchon, qu’ils ne l’entendent pas.

– Adieu mes pauvres amis!… Vous ne me verrez plus… Je vais mourir.

Les pauvres amis, toujours aussi sourds, discutent sur un coup douteux. Quel malheur pourtant de mourir ainsi, sans dire adieu à personne, sans qu’on essaye de vous retenir au bord du gouffre! C’est qu’ils le laissaient parfaitement se noyer, ces monstres! Ils sont là-haut à crier, à se menacer comme le matin. Ils parlent encore de s’ouvrir le ventre, de se dévisser la tête. On s’attroupe autour d’eux. Des sergents de ville arrivent, Jack a peur, remonte les marches, et se sauve… Le voilà le long d’un grand chantier. Quelqu’un passe près de lui, courant et titubant. C’est le matelot, tout débraillé, sans chapeau, sans cravate, son grand col arraché sur la poitrine.

– Et Gascogne?

– Dans le canal… Je l’ai envoyé rouler d’un coup de tête… Vlan!…

Et le matelot s’en va bien vite, car il a les sergents de ville après lui. Les idées de Jack sont tellement tournées au lugubre, qu’il trouve presque naturel que le novice ait noyé Gascogne, comme si le meurtre était le dernier échelon d’une échelle sinistre où il a posé le pied et qui descend dans le noir. Pourtant, il voudrait retourner sur ses pas, s’informer de ce malheureux. Soudain, on l’appelle.

– Hé! l’Aztec.

C’est Gascogne, sans chapeau, sans cravate, essoufflé, éperdu.

– Il a son compte, ton matelot… D’un coup de savate, v’lan! dans le canal… La police est à mes trousses… Je me sauve… bonsoir!…

Lequel est le tué des deux? Lequel est l’assassin? Jack ne cherche pas, ne comprend plus; et je ne sais comment cela se fait, les voilà encore réunis tous les trois dans un cabaret où ils s’attablent devant une énorme soupe à l’oignon, dans laquelle on renverse plusieurs litres. Ce breuvage singulier s’appelle «faire chabrol.» On fait chabrol, on doit le faire plusieurs fois, dans des cabarets différents, car les comptoirs, les tables boiteuses se succèdent dans ce rêve vertigineux où le Jack qui raisonne a presque renoncé à suivre l’autre. Ce ne sont que pavés humides, caves sombres, petites portes ogivales surmontées d’enseignes parlantes, de tonnes, de verres mousseux, de raisins en treille. Tout cela s’assombrit à mesure jusqu’au moment où la nuit des bouges s’allume, où des chandelles plantées dans des bouteilles éclairent une vision hideuse de négresses enguirlandées de gaze rose, de matelots dansant la gigue, accompagnés par des harpistes en redingote. Là, Jack, excité par la musique, fait mille folies. Maintenant il est grimpé sur une table, en train d’exécuter une danse surannée qu’un vieux maître à danser de sa mère lui a apprise quand il était enfant:

À la Monaco

L’on chasse et l’on déchasse.

Et il chasse, et il déchasse, puis la table croule, et il roule avec elle parmi des débris, des cris, un tumulte effroyable de vaisselle brisée.

Affaissé sur un banc, au milieu d’une place déserte, inconnue, où se dresse une église, il a encore la mesure de son pas dans l’idée: À la Monaco, l’on chasse et l’on déchasse. C’est tout ce qui reste de la journée dans sa tête vide, aussi vide que son gousset… Le matelot? Parti… Gascogne? Disparu… Il est seul à cette heure du crépuscule où la solitude se sent dans toute son amertume. Le gaz jaune s’allume isolément par flambées aussitôt reflétées dans la rivière et les ruisseaux. Partout l’ombre flotte, comme une cendre amoncelée sur le foyer du jour encore vaguement éclairé. Dans cette ombre, l’église noie peu à peu ses contours massifs. Les maisons n’ont plus de toits, les navires plus de huniers. La vie descend au ras du sol à la hauteur des rayons tombant de quelques rares boutiques.