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Ils accompagnaient leur maître au théâtre, dans le monde. Les grandes séances académiques les avaient pour témoins de leurs joutes littéraires. Au lieu d’en faire des brutes pédantes, bardées de grec et de latin, on s’appliquait à développer en eux tous les sentiments humains, à leur apprendre aussi les douceurs de la vie de famille, dont la plupart, comme étrangers, se trouvaient privés depuis longtemps. Malgré cela, l’instruction n’était pas négligée, bien au contraire; les hommes les plus éminents, des savants, des artistes, n’avaient pas craint de s’associer à cette œuvre philanthropique en qualité de professeurs, professeurs de sciences, d’histoire, de musique, de littérature, dont les leçons alternaient chaque jour avec un cours de prononciation française par une méthode nouvelle et infaillible dont madame Moronval-Decostère était l’auteur. De plus, il y avait tous les huit jours une séance publique de lecture expressive à haute voix, à laquelle étaient conviés les parents ou correspondants des élèves et où ils pouvaient se convaincre de l’excellence du système Moronval.

Cette longue tirade du directeur qui, plus que personne, aurait eu besoin des leçons de prononciation de sa femme, fut débitée d’autant plus vite, qu’en sa qualité de créole il avalait la moitié des mots, supprimait les r de son discours, disait «pofesseu de littéatu» pour professeur de littérature, «œuve philanthopi» pour œuvre philanthropique.

N’importe, mademoiselle Constant fut littéralement éblouie.

La question de prix n’en était pas une pour elle, vous savez bien. Ce à quoi on tenait surtout, c’est que l’enfant reçût une éducation distinguée et aristocratique.

– Oh! pour cela, fit madame Moronval, née Decostère, en redressant sa longue tête.

Et son mari ajouta qu’il n’admettait au gymnase que des étrangers de distinction, des héritiers de grandes familles, des nobles, des princes. Il élevait même, en ce moment, un enfant de sang royal, le propre fils du roi de Dahomey. Pour le coup, l’enthousiasme de mademoiselle Constant ne connut plus de bornes.

– Un fils de roi!… Vous entendez, monsieur Jack, vous serez élevé avec un fils de roi!

– Oui, reprit gravement l’instituteur, j’ai été chargé par Sa Majesté Dahomienne de l’éducation de Son Altesse Royale, et je crois, sans me vanter, que je suis arrivé à en faire un homme remarquable sous tous les rapports.

Que pouvait donc avoir le jeune négrillon qui arrangeait le feu, là-bas, pour s’agiter ainsi et remuer le seau à charbon avec ce terrible bruit de fonte?

L’instituteur continua:

– J’espère, et madame de Moronval-Decostère, ici présente, espère comme moi, que le jeune roi, une fois monté sur le trône de ses ancêtres, se souviendra des bons conseils, des bons exemples que lui auront donnés ses maîtres de Paris, des belles années passées auprès d’eux, de leurs soins infatigables et de leurs efforts assidus.

Ici Jack fut bien surpris de voir le négrillon, toujours occupé devant la cheminée, tourner vers lui sa tête crépue et l’agiter, tout en roulant ses gros yeux blancs, dans une mimique d’énergique et furieuse dénégation.

Voulait-il dire par là que Son Altesse Royale ne se souviendrait nullement des bonnes leçons du gymnase Moronval, ou qu’elle n’en garderait aucune reconnaissance?

Que pouvait-il en savoir, cet esclave?

Après cette dernière tirade du professeur, mademoiselle Constant se déclara prête à payer, selon l’usage, un trimestre d’avance.

Moronval eut un geste superbe qui signifiait: «Cela ne presse pas!…»

Cela pressait fort, au contraire.

Toute la maison le criait par ses meubles boiteux, ses murs effrités, l’éraillure de ses tapis; et l’habit noir râpé du Moronval le disait à sa manière, que cela pressait, ainsi que la robe luisante et flasque de la petite dame au grand menton.

Mais ce qui le prouva plus que tout, ce fut l’empressement des deux époux à aller chercher dans l’autre pièce un superbe registre à fermoirs pour y inscrire le nom, l’âge du nouveau et sa date d’entrée au gymnase.

Pendant qu’on réglait ces graves questions, le nègre se tenait toujours accroupi devant le feu auquel sa présence semblait pourtant bien inutile.

La cheminée, qui s’était d’abord refusée à consumer le moindre petit bout de bois, comme les estomacs fermés à force de jeûne repoussent toute nourriture, dévorait maintenant avec avidité, activant de toute la force de son courant d’air une belle flamme rouge, capricieuse et ronflante.

Le négrillon, la tête entre ses poings, les yeux fixes, comme extasié, ressemblait, tout noir sur ce fond éclatant, à quelque petite silhouette diabolique.

Il ouvrait la bouche dans un rire muet, les yeux tout grands.

On eut dit qu’il aspirait de partout la chaleur et la lumière, enveloppé frileusement dans le rayonnement du foyer, pendant qu’au dehors, sous le ciel bas et jaune, la neige voltigeait toute blanche.

Jack était triste.

Ce Moronval avait l’air méchant, malgré sa mine doucereuse.

Et puis, dans cette pension bizarre, l’enfant se sentait perdu, encore plus loin de sa mère, comme si ces élèves de couleur, venus de tous les coins de la terre, avaient apporté là une tristesse d’abandon et l’inquiétude des longues distances.

En même temps, il se rappelait le collège de Vaugirard, si bien clos, murmurant et rempli, les beaux arbres, la serre tiède, toute une atmosphère de douceur, de calme attentif, dont la main du recteur un moment posée sur sa tête lui avait donné la sensation.

Oh! pourquoi n’était-il pas resté là-bas?… Et, cette pensée lui revenant, il se dit que peut-être on ne voudrait pas non plus le prendre ici.

Un moment, il en eut bien peur.

Près de la table, autour du gros registre, les deux Moronval et Constant chuchotaient entre eux en le regardant. Il surprenait des bouts de phrases, des clignements d’yeux à son adresse. La petite femme à longue tête le regardait avec sympathie, et deux fois Jack l’entendit murmurer comme le prêtre:

«Pauvre enfant!…»

Elle aussi?

Qu’est-ce qu’ils avaient donc tous à le plaindre?

C’était quelque chose de terrible cette compassion qu’il sentait peser sur lui. Il en aurait pleuré de honte, attribuant en son âme enfantine cette pitié mêlée de dédain à quelque particularité de son costume, ses jambes nues ou ses cheveux trop longs.

Mais le désespoir de sa mère était encore ce qui l’effrayait le plus dans un nouveau refus.

Tout à coup il vit mademoiselle Constant qui tirait de son sac et alignait des billets, des louis, sur le vieux tapis vert taché d’encre.

Décidément on le gardait.

Il en eut une joie sincère, le pauvre petit, sans se douter que c’était le malheur de sa vie, de toute sa lugubre vie, qui venait de se signer là, sur cette table.

À ce moment, une formidable voix de basse éclata dans le désert du jardin: