La vue du château acheva de le décontenancer. Quand Charlotte lui dit: «C’est là»! Quand il aperçut, parmi les arbres, les broderies d’un bijou de la Renaissance, avec terrasse, pont-levis jeté sur une rivière ombragée et couverte l’été, mais visible à cette époque de l’année où les paysages grêles s’estompent d’un peu de vert, il s’accusa en lui-même d’étourderie, de folie, d’imprudence. Évidemment, une fois rentrée là, elle n’en sortirait plus.
Il ne savait pas encore jusqu’à quel point il était ancré dans le cœur de cette femme et que tous les trésors du monde n’auraient jamais le pouvoir de la tenter auprès de lui.
– Est-ce qu’il ne va pas descendre? se demandait Charlotte de plus en plus inquiète. Enfin, au bout de l’avenue, il fit arrêter:
– Tu me trouveras au bas du chemin.
Il ajouta avec un petit sourire navré et humble:
– Ne sois pas longtemps.
– Oh non! mon ami, n’aie pas peur…
La voiture était déjà loin, presque à la grille, qu’il la regardait encore. Cinq minutes après, appuyé à une haie du parc et guettant, il aperçut sa maîtresse au bras d’un grand monsieur, mince, élégant, encore droit, bien que sa démarche raide le fît deviner d’un certain âge. Quand le couple disparut, d’Argenton eut l’impression d’un vide immense, et le coup de jupe de Charlotte, qui tournait une allée, lui parut ironique, irritant, comme si, de loin, il en avait senti l’élan ainsi qu’un soufflet sur la figure.
Alors commença pour lui une angoisse terrible… Qu’est-ce qu’ils se disaient là dedans?… La reverrait-il jamais?… Et c’était cet affreux gamin qui lui valait cette torture humiliante!
Assis sur la marche usée d’une petite porte qui fermait à une de ses extrémités le grand parc où Charlotte venait de disparaître, le poète attendait fébrilement, à tout moment tourné vers la grille, et regardant au rond-point de l’entrée la voiture stationnaire, le cocher immobile, enveloppé d’un long carrick. Autour de lui se déroulait un paysage admirable fait pour calmer l’agitation la plus douloureuse; des pentes de vignes riches et régulières, des coteaux boisés, des pâturages plantés de saules, traversés de ruisseaux; puis, çà et là, une ruine du temps de Louis XI, et quelques-uns de ces jolis châteaux, nombreux sur les bords de la Loire, au fronton desquels la salamandre se tord parmi des D entrelacés.
Avec ce désœuvrement de la solitude et de l’attente à qui tout est bon pour fixer la pensée errante, d’Argenton regardait depuis un moment une troupe de travailleurs occupés à creuser, dans la petite vallée qui s’arrondissait en coupe sous ses pieds, une sorte de canal pour l’écoulement des eaux. S’étant approché de quelques pas pour mieux voir, il s’aperçut que ces gens, uniformément vêtus de blouses bleues, de pantalons en gros treillis, et qu’il avait pris de loin pour des paysans, étaient tous des enfants, enrégimentés sous les ordres d’une espèce de surveillant, moitié paysan, moitié monsieur, qui dirigeait les coups de bêche, traçait les limites du ruisseau.
Le silence de ce travail en plein air exécuté par d’aussi jeunes ouvriers, était surtout frappant. Pas un mot, pas un cri, pas même cette excitation de l’être en mouvement qui sent et exerce sa force.
– Plus droit!… Pas si vite!… criait le surveillant; et les outils s’escrimaient, les visages en sueur se penchaient vers la terre; et par moments, quand ils se relevaient pour prendre haleine, on voyait des fronts étroits, des crânes pointus, des têtes qui portaient toutes une marque d’atrophie, de dépérissement ou de désordre. Assurément, ces enfants n’avaient pas été élevés dans la liberté de la pleine nature. La pâleur de la plupart, leurs yeux rouges ou mal ouverts, racontaient des misères de ville, des étouffements de quartiers pauvres et de maisons malsaines.
– Quels sont donc ces enfants? demanda le poète.
– Ah! monsieur n’est pas d’ici?… Ce sont des colons de Mettray… La colonie est là.
Et le surveillant montrait à d’Argenton un groupe de maisons blanches, régulières et neuves sur le coteau en face. Le poète connaissait de nom le célèbre établissement pénitentiaire; mais il n’en savait ni la règle ni les conditions d’admission. Il questionna cet homme, disant qu’il était intimement lié avec une famille que son unique fils venait de plonger dans l’affliction.
– Envoyez-le-nous, dès qu’il sortira de prison.
– C’est que, dit d’Argenton avec une nuance de regret, je ne crois pas qu’il y aille. Les parents ont pu éviter en rendant l’argent…
– Dans ce cas, nous ne pourrions pas l’admettre. Nous ne prenons que les jeunes détenus. Mais nous avons un établissement annexe, la Maisonpaternelle, qui est une application du régime cellulaire à la jeunesse.
– Ah! vraiment!… Le régime cellulaire?
– Et qui vient à bout des natures les plus mauvaises… Du reste, j’ai là quelques brochures. Si monsieur voulait en prendre connaissance.
D’Argenton accepta, donna quelque monnaie pour les jeunes détenus et remonta sur le chemin, chargé de livraisons. La grille du château venait de se fermer. La voiture descendait l’avenue.
Enfin!…
Charlotte, épanouie, heureuse, les yeux brillants, avait hâte de rejoindre son poète.
– Monte vite, lui dit-elle.
Elle passa son bras sous le sien, et, toute frémissante de joie:
– J’ai réussi.
– Ah! fit-il.
– Au delà de mes espérances.
Il répéta son «ah!» très sec, très indifférent, puis affecta de feuilleter ses brochures avec le plus grand intérêt, comme pour bien lui prouver que le reste ne le regardait pas. Il n’était pas si fier tout à l’heure lorsqu’il rongeait ses ongles en guettant la grille fermée; mais maintenant elle se serrait si bien contre lui, asservie et soumise, que ce n’était vraiment plus la peine de se tourmenter. Devant son silence, Charlotte se tut, elle aussi, le croyant blessé dans ses fiertés jalouses; et ce fut lui qui fut obligé de reprendre:
– Alors, tu as réussi?
– Complètement mon ami… On avait toujours eu l’intention de faire un cadeau à Jack à sa majorité pour lui acheter un homme et lui permettre de s’établir. Ce cadeau était de dix mille francs. On me les a remis tout de suite. Il y aura six mille francs à rembourser; il restera quatre mille francs qu’on m’a dit d’employer de mon mieux pour les intérêts de l’enfant.
– L’emploi est tout trouvé… Il faut lui payer avec cela une cellule à la maison paternelle de Mettray pendant deux ou trois ans. C’est là seulement qu’on parviendra peut-être de faire du voleur un honnête homme.
Elle tressaillit à ce mot de voleur qui la rappelait à la réalité. On sait que dans cette pauvre petite cervelle les impressions fugitives sans cesse renaissantes effaçaient en une seconde jusqu’à la trace d’une idée.
Elle baissa la tête:
– Je suis prête à faire tout ce que tu voudras, dit-elle… Tu as été si bon, si généreux! Je ne l’oublierai jamais.
Sous sa grosse moustache, la bouche du poète eut un frétillement de plaisir et d’orgueil. Il était plus que jamais le maître. Il en profita pour faire un long discours. Elle avait de grands reproches à s’adresser. Sa faiblesse maternelle n’était pas étrangère à ce qui arrivait. Un enfant, gâté comme le sien, toujours livré à ses mauvais instincts, ne pouvait manquer de devenir pernicieux. Il fallait une main d’homme désormais pour conduire ce cheval rétif. Qu’on le lui confiât seulement, il se chargeait bien de le mettre au pas.