Chose étrange, à mesure que son cerveau s’éteignait, que sa volonté perdait tous ses ressorts, son corps excité, soutenu, alimenté par un réconfort persistant, semblait devenir plus vigoureux. Sa démarche se maintenait aussi ferme, sa force au travail aussi égale dans l’ivresse que dans l’état normal, tellement il s’était habitué au poison, endurci à tous ses effets extérieurs; son masque même, pâle, convulsé, restait impénétrable, raidi par cet effort de l’homme qui fait marcher droit son ivresse, la condamne au silence. Exact à sa besogne, aguerri à ce qu’elle avait de terrible, il supportait avec la même indifférence les longues et uniformes journées de la traversée et les heures de tempête, ces batailles contre la mer, si lugubres dans la chambre de chauffe, les voies d’eau, les «coups de feu», le charbon enflammé roulant à travers la cale. Pour lui, ces terribles moments se confondaient avec les rêves ordinaires de ses nuits, visions de délire, cauchemars remuants et grouillants dont s’agite le sommeil des alcoolisés.
N’était-ce pas dans un de ces rêves, cette effroyable secousse qui ébranla tout le Cydnus, une nuit que le pauvre chauffeur dormait? Ce coup sec et direct aux flancs du steamer, ce fracas épouvantable suivi de craquements, de brisures, ce bruit d’eau intérieur, ces paquets de mer tombant en cataractes, s’écoulant en minces ruisseaux, ces pas précipités, ces sonneries électriques qui se répondaient, cet émoi, ces cris, et, par-dessus tout, l’arrêt sinistre de l’hélice laissant le navire abandonné aux secousses silencieuses du roulis, tout cela n’était-ce pas dans un rêve?… Ses camarades l’appellent, le secouent: «Jack!… Jack!…» Il s’élance, à demi nu. La chambre aux machines a déjà deux pieds d’eau. La boussole est cassée, les faneaux éteints, les cadrans renversés. On se parle, on se cherche dans la nuit, dans la boue: «Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce qu’il arrive?»
– C’est un américain qui s’est jeté sur nous… Nous coulons… Sauve qui peut!
Mais, en haut de l’échelle étroite vers laquelle chauffeurs et mécaniciens se précipitent, le Moco apparaît tout debout, le revolver au poing:
– Le premier qui sort d’ici, je lui casse la gueule. À la chauffe, tron de Diou! et chauffez ferme. La terre n’est pas loin. Nous pouvons encore arriver.
Chacun retourne à son poste et s’active avec la furie du désespoir. Dans la chambre de chauffe, c’est terrible. Les fourneaux, chargés à éclater, renvoient une fumée de charbon mouillé, aveuglante, jaune, puante, étouffante, qui asphyxie les travailleurs pendant que l’eau monte toujours malgré les pompes, glace tous leurs membres. Oh! qu’ils sont heureux ceux qui vont mourir là-haut, au grand air du pont. Ici, c’est la mort noire, entre deux grands murs de fonte; une mort qui ressemble à un suicide, tellement les forces paralysées sont obligées de s’abandonner devant elle.
C’est fini. Les pompes ne vont plus. Les fourneaux sont éteints. Les chauffeurs ont de l’eau jusqu’aux épaules, et cette fois c’est le Moco lui-même qui a crié d’une voix de tonnerre: «Sauve qui peut, mes petits!»
IX LE RETOUR
Sur le quai des Augustins, quai étroit, paisible, bordé d’un côté par des boutiques de libraires, de l’autre par les étalages des bouquinistes, dans une de ces anciennes maisons du siècle dernier fermée de lourdes portes cintrées, la Revuedes Races futures se trouvait installée.
Ce n’était pas au hasard qu’on avait choisi pour elle ce quartier retiré. À Paris, les journaux et publications se fondent d’ordinaire dans l’arrondissement qui leur convient le mieux. Au centre, près des grands boulevards, les magazines, les feuilles mondaines, étalent leurs couvertures nuancées comme des étoffes nouvelles. Au quartier Latin, des petits journaux éphémères alternent avec des refrains à images et les devantures savantes des librairies médicales. Mais les revues compactes, sérieuses, qui ont une visée, un but, choisissent des rues tranquilles, claustrales, où le mouvement du Paris qui passe ne dérange pas trop leurs pénibles élucubrations.
La Revuedes Races futures, revue indépendante et humanitaire, était admirablement à sa place sur ce quai où flotte une poussière de vieux bouquins, «dans le voisinage de l’Institut,» comme disait Charlotte. La maison, elle aussi, avec ses vieux balcons noircis, son fronton vermiculé, son large escalier à rampe ouvragée, suffisamment moisie et triste, répondait bien à l’esprit de la Revue. Ce qui y répondait moins, par exemple, c’étaient la physionomie et la tenue des rédacteurs.
Depuis environ six mois que les Races futures étaient fondées, le concierge terrifié avait laissé franchir le seuil de son immeuble à tout ce que la basse littérature renferme de plus crasseux, de plus bizarre, de plus lamentable. «Il nous vient jusqu’à des nègres, jusqu’à des Chinois,» racontait à ses collègues du quai des Augustins le malheureux cerbère; et je pense que par là il faisait allusion à Moronval, un des assidus de la Revue, toujours escorté de quelque petit «pays chaud.» Mais Moronval n’était pas le seul à hanter la maison vénérable devenue le rendez-vous des ratés de Paris et de la province, de tous ces tristes qui circulent dans la vie avec des manuscrits trop gros pour leurs redingotes étriquées.
Un raté fondant une revue, et une revue avec de l’argent, des actions, pensez quelle aubaine! Il est vrai de dire que les actionnaires manquaient. Jusqu’à présent il ne s’en était trouvé que deux, d’Argenton, naturellement, et puis… notre ami Jack. Ne riez pas! Jack était actionnaire de la Revuedes Races futures. Il figurait pour dix mille francs sur les livres, les dix mille francs de «Bon ami.» Charlotte avait bien eu quelques scrupules à employer ainsi cette somme qu’elle devait remettre à l’enfant à sa majorité; mais elle s’était rendue aux raisonnements de d’Argenton:
– Voyons!… Comprends donc un peu… C’est un placement magnifique… Les chiffres sont des chiffres. Regarde à quel taux sont arrivées les actions de la Revuedes Deux-Mondes. Y a-t-il un placement comparable à celui-là? Je ne dis pas que nous réaliserons tout de suite de pareils bénéfices. Mais n’en eût-on que le quart, cela vaut encore mieux que la rente ou les chemins de fer. Vois si j’ai hésité à déplacer mon argent pour le mettre dans cette affaire.»
Étant donné la lésinerie bien connue du poète, cet argument était sans réplique.
Depuis six mois, d’Argenton avait sacrifié plus de trente mille francs pour l’installation des bureaux, le loyer, la rédaction, sans parler des avances déjà faites sur des travaux à livrer. À l’heure qu’il est, il ne restait plus rien de la première mise de fonds; et il allait être obligé, comme il disait, de faire un nouvel appel à ses actionnaires; car il avait inventé ce prétexte des actionnaires pour se mettre à l’abri des emprunteurs.
Le fait est que jusque-là, en face de l’absence totale de recettes, les dépenses étaient très lourdes. Outre les bureaux de la Revue, le poète avait loué, au quatrième de la maison, un grand et bel appartement à balcon, ayant tout cet horizon merveilleux, la Cité, la Seine, Notre-Dame, des dômes, des flèches, et les voitures qui filent sur les ponts, et les bateaux qui passent sous les arches. Là, au moins, il se sentait respirer et vivre. Ce n’était plus comme dans le coin perdu des Aulnettes, où, l’été, un bourdon qui traversait le cabinet du poète tous les jours à trois heures, était attendu comme l’événement de la journée. Impossible de travailler dans une pareille léthargie! Et dire qu’il avait eu le courage de s’enfermer là six ans! Aussi, qu’était-il arrivé? Il avait mis six ans à faire la Fillede Faust, tandis que, depuis son arrivée à Paris, grâce au milieu intellectuel, il avait commencé je ne sais combien d’études, d’articles de fonds, de nouvelles.