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Elle vint à lui, tout agitée:

– Chut! ne fais pas de bruit… Il est là… Il dort. Oh! que je suis heureuse!

– Qui? quoi?

– Mais Jack. Il a fait naufrage. Il est blessé. Son navire perdu. On l’a sauvé, lui, par miracle. Il arrive de Rio-Janeiro, où il a passé deux mois à l’hôpital.

D’Argenton eut un sourire vague qui pouvait, à la rigueur, passer pour une preuve de satisfaction. Il faut lui rendre cette justice qu’il prit la chose très paternellement et fut le premier à déclarer qu’on garderait Jack à la maison jusqu’à ce qu’il fût complètement rétabli. En conscience, il ne pouvait moins faire pour son principal, son unique actionnaire. Dix mille francs d’actions méritaient bien quelques égards.

La première émotion passée, les premiers jours écoulés, la vie habituelle du poète et de Charlotte reprit son cours, augmentée seulement de la présence de ce pauvre éclopé dont les deux jambes brûlées par l’explosion d’une chaudière avaient beaucoup de peine à se cicatriser. Vêtu de sa vareuse en laine bleue, la figure encore noire de son ancien métier, les traits grossis, déformés sous une couche de hâle où la petite moustache blonde ressortait avec une couleur d’épi brûlé, les yeux rouges et sans cils, le teint enflammé, les joues creuses, désœuvré, découragé, enveloppé de cette torpeur qui suit les grandes catastrophes, le filleul de lord Peambock, le Jack (par un K) d’Ida de Barancy se traînait de chaise en chaise pour, la plus grande irritation de d’Argenton et la plus grande honte de sa mère.

Quand celle-ci voyait entrer quelque inconnu dans la maison, quand elle saisissait un regard étonné, curieux, arrêté sur l’ouvrier sans ouvrage dont la tenue, la parole, contrastaient étrangement avec le luxe tranquille de cet intérieur, elle s’empressait de dire: «C’est mon fils… Je vous présente mon fils… Il a été bien malade,» comme ces mères d’enfants infirmes, qui se hâtent d’affirmer leur maternité de peur de surprendre un sourire ou une compassion trop marquée. Mais si elle souffrait de voir son Jack dans cet état, si elle rougissait de ses manières vulgarisées, presque grossières, de certaines façons qu’il avait de se tenir à table, où l’on sentait des habitudes de cabaret, des gloutonneries de mercenaire, elle souffrait encore plus du ton de mépris que les habitués de la maison affectaient en parlant de son enfant.

Jack avait retrouvé là toutes ses anciennes connaissances du gymnase, tous les ratés de «Parva domus,» avec quelques années de plus, des cheveux et des dents de moins, mais immobiles dans leurs situations sociales et piétinant sur place, comme de braves ratés qu’ils étaient. Tous les jours, on se réunissait dans les bureaux de la Revue pour discuter le numéro, et deux fois par semaine, il y avait un grand dîner au quatrième. D’Argenton, qui ne pouvait plus se passer d’avoir beaucoup de monde autour de lui, se déguisait cette faiblesse à ses propres yeux avec l’étonnante phraséologie dont il avait le secret:

– Il faut faire un groupe… Il faut se serrer, se sentir les coudes.

Et l’on se serrait, dam! On se serrait autour de lui à le presser, à l’étouffer. Dans tout le groupe, celui dont il sentait le mieux les coudes, des coudes pointus, osseux, insinuants, c’était Évariste Moronval, secrétaire de la rédaction à la Revuedes races futures. Moronval avait eu le premier l’idée de la Revue, qui lui devait son titre palingénésique et humanitaire. Il corrigeait les épreuves, surveillait la mise en pages, lisait les articles, les romans, et enfin relevait, par des paroles enflammées, le courage chancelant du directeur devant le mauvais vouloir des abonnés et les frais incessants du magazine.

Pour ces services multipliés, le mulâtre avait un traitement fixe assez mince, mais qu’il arrondissait par toutes sortes de travaux supplémentaires payés à part, et des emprunts continuels. Depuis longtemps, le gymnase de l’avenue Montaigne avait fait faillite; mais son directeur n’avait pas renoncé entièrement à l’élève des petits «pays chauds,» et venait toujours à la Revue flanqué des deux derniers produits qui lui fussent restés de cette étrange culture. L’un était un petit prince japonais, jeune homme d’un âge indéfini, entre quinze ans et cinquante, et qui, n’ayant plus sa robe longue de mikado, paraissait tout petit, tout fluet, avec une toute petite canne, un tout petit chapeau, l’aspect d’une figurine de terre jaune tombée d’une étagère sur le trottoir parisien.

L’autre, un grand garçon dont on ne voyait que les yeux étroits et le front, tout le reste disparaissant dans une bouffissure tendue, sous une barbe noire et frisante comme du palissandre en copeaux, rappelait de vagues souvenirs à Jack, qui reconnut son vieil ami Saïd à certains bouts de cigares que l’Égyptien ne manqua pas de lui offrir dans une de leurs premières entrevues. L’éducation de cet infortuné jeune homme était finie depuis longtemps; mais ses parents le laissaient à Moronval pour l’initier aux usages et coutumes du grand monde. À part lui, tous les habitués de la Revue et des dîners bi-hebdomadaires, le mulâtre, Hirsch, Labassindre, le neveu de Berzelius et les autres prenaient, pour parler à Jack, le même ton protecteur, condescendant et familier. On eût dit quelque pauvre diable admis par faveur à la table d’un riche patron.

Il n’était resté «monsieur Jack» que pour une seule personne, la douce et excellente madame Moronval-Decostère, toujours semblable à elle-même, avec son grand front solennel et luisant et sa petite robe noire, moins solennelle, mais encore plus luisante. D’ailleurs, qu’on l’appelât «monsieur Jack,» ou «ma vieille,» ou «mon brave,» ou «mon garçon;» qu’on fut méprisant, indifférent ou bienveillant pour lui, tout était parfaitement égal à ce déclassé qui se tenait à l’écart, un bout de pipe aux dents, endormi, hébété, écoutant sans les entendre ces criailleries littéraires dont son jeune âge avait été bercé. Ses deux mois d’hôpital, ses trois ans d’alcool et de chambre de chauffe, et le bouleversement de la fin lui avaient causé un ahurissement, une fatigue, le besoin de ne plus parler, de ne plus bouger, de laisser fuir et s’éteindre dans la tranquillité du silence les colères de la mer mêlées au grondement des machines qui bourdonnaient encore au fond de son cerveau comme le bruit de la lame au fond d’un coquillage.

– «Il est abruti…» disait quelquefois d’Argenton. Non, mais somnolent, muet, sans volonté, tout au bien-être de l’immobilité du sol et du calme de l’air. Il ne retrouvait un peu de vie que seul avec sa mère, dans les rares après-midi où le poète s’absentait. Alors il se rapprochait d’elle, se ranimait à ses bavardages d’oiseau, à ses petits mots de tendresse. Seulement, il aimait mieux l’écouter que de parler lui-même. Sa voix lui faisait aux oreilles un murmure délicieux, comme celui des premières abeilles, l’été, dans la saison du miel.

Un jour qu’ils étaient ainsi tous les deux, il se réveilla tout d’un coup d’une longue torpeur, dit à Charlotte lentement, bien lentement: