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– Ah! vipère, pensa-t-il, je m’en vais t’arracher les crocs.

Il avait une figure si terrible qu’en le voyant venir vers elle, la Salé prit peur, jeta son fagot et s’élança dans le bois avec une vitesse de vieille chèvre. C’était la revanche des anciennes «chasses» d’autrefois. Il la poursuivit pendant quelques pas, puis s’arrêta subitement.

– «Je suis fou… Cette femme ne m’a rien dit que de très vrai, après tout… Cécile ne voudrait plus de moi maintenant.»

Ce soir-là, il ne dîna pas; il n’alluma ni feu ni lampe. Assis dans un coin de la salle à manger, la seule pièce qu’il habitât et où il avait réuni les quelques meubles dispersés par toute la maison, les yeux fixés sur la porte vitrée derrière laquelle le brouillard léger d’une belle nuit d’automne blanchissait sous la marche invisible de la lune, il songeait:

«Cécile ne voudrait plus de moi.»

Cela seul remplit sa veillée.

Elle ne voudrait plus de lui. Tout les séparait en effet. D’abord il était ouvrier, et puis… L’affreux mot lui vint aux lèvres: «bâtard…» C’était la première fois de sa vie qu’il y pensait. Enfant, ces choses-là sont à peu près indifférentes, quand rien dans l’entourage ne vient outrageusement les rappeler, et Jack avait vécu dans un monde très peu scrupuleux, passant de la société des Ratés à cette classe ouvrière où toutes les fautes ont leur excuse dans la misère, où les familles d’adoption sont plus nombreuses que partout ailleurs. N’ayant jamais entendu parler de son père, il ne s’en était jamais préoccupé; à peine avait-il senti cette affection manquer à côté de lui, comme un sourd-muet peut se rendre compte des sens qui lui font défaut, sans connaître toute l’étendue de leur utilité ou des jouissances qu’ils procurent.

Maintenant, cette question de naissance l’occupait plus que tout le reste. Quand Charlotte lui avait dit le nom de son père, il était resté parfaitement calme devant cette révélation surprenante; à cette heure, il aurait voulu la questionner, lui arracher des détails, des aveux même, pour se faire une image précise de ce père inconnu… Marquis de l’Épan?… Était-il réellement marquis? N’y avait-il pas là quelque imagination nouvelle de ce pauvre petit cerveau affolé de titres et de noblesse? Était-ce bien vrai aussi qu’il fût mort? Sa mère ne lui avait-elle pas dit cela pour éviter de raconter quelque histoire de rupture, d’abandon, dont elle aurait eu à rougir devant lui? Et s’il vivait pourtant, ce père, s’il était assez généreux pour réparer sa faute, pour donner son nom à son fils!

«Jack, marquis de l’Épan!»

Il se répétait cette phrase à lui-même comme si ce titre le rapprochait de Cécile. Le pauvre enfant ignorait que toutes les vanités du monde ne valent pas, pour toucher un vrai cœur de femme, la pitié qui l’entr’ouvre à toutes les tendresses.

«Je vais écrire à ma mère,» pensa-t-il. Mais ce qu’il y avait à demander était si délicat, si compliqué, si difficile à dire, qu’il résolut d’aller trouver Charlotte, d’avoir avec elle une de ces conversations où les yeux aident les paroles, où les sous-entendus des aveux se traduisent dans un silence souvent plus éloquent que les mots. Malheureusement il n’avait pas assez d’argent pour prendre le chemin de fer. Sa mère devait lui en envoyer; elle n’y avait plus pensé, sans doute.

– «Bah! se dit-il, j’ai fait la route à pied quand j’avais onze ans. Je la referai bien à présent, quoique je sois un peu faible.»

Il la refit en effet, le lendemain, cette terrible route; et si elle lui parut moins longue et moins effrayante, il la trouva aussi bien plus triste. C’est une impression bien fréquente que ce désenchantement des souvenirs d’enfance retrouvés à l’âge où tout se juge et se raisonne. On dirait qu’il y a dans les yeux de l’enfant une matière colorante qui dure autant que l’ignorance de ses premiers regards; à mesure qu’il grandit, tout se ternit de ce qu’il admirait. Les poètes sont des hommes qui ont gardé leurs yeux d’enfants.

Jack vit l’endroit où il avait dormi, la petite grille de Villeneuve-Saint-Georges où il s’était arrêté pour faire croire à une brave casquette à oreillons que sa mère habitait là, le tas de pierre au long du fossé où un corps étendu lui avait fait si grand’peur, et le cabaret borgne, coupe-gorge hideux tant de fois évoqué dans ses rêves!… Hélas, en fait de bouge, il en avait vu bien d’autres. Les figures sinistres d’ouvriers en ribote, de rôdeurs de barrières, dont il s’était si fort effrayé autrefois, n’avaient plus de quoi le surprendre, et il songeait en les coudoyant que si le Jack de sa jeunesse, se dressant tout à coup de la poussière de la route avec sa marche hésitante et hâlée d’écolier fugitif, rencontrait le Jack de maintenant, il en aurait plus peur peut-être que de toute autre apparition lugubre.

Il arriva à Paris vers une heure de l’après-midi, dans une pluie maussade et froide; et poursuivant la comparaison qu’il faisait de ses souvenirs avec l’heure présente, il se rappela l’aube splendide, la belle déchirure d’un ciel de mai, dans laquelle sa mère lui était apparue au bout de son premier voyage, comme un archange Michel enveloppé de gloire et chassant devant sa lumière les sombres cohortes de la nuit. Au lieu de la petite villa des Aulnettes, où son Ida chantait au milieu des fleurs, sous le porche caverneux et froid de la Revuedes races futures, d’Argenton, qui sortait, lui apparut, suivi de Moronval chargé d’épreuves et d’un escadron de Ratés épuisant dans quelques paroles vivement échangées une discussion récente.

– Tiens! voilà Jack, dit le mulâtre.

Le poète tressaillit, releva la tête. À voir ces deux hommes en présence, l’un vêtu avec soin, étoffé, ganté, luisant, sortant de table, l’autre efflanqué dans sa veste en velours trop courte, miroitant d’usure et d’eau, on n’aurait jamais pensé qu’il pût y avoir entre eux une attache quelconque. Et c’est bien ce qui fait la physionomie particulière de ces ménages interlopes, la tare à laquelle se reconnaît le hasard de ces familles où le père est charpentier, la fille comtesse et le frère coiffeur dans quelque faubourg.

Jack tendit la main à d’Argenton, qui se laissa prendre un doigt négligemment et lui demanda si la maison des Aulnettes était louée.

– Comment?… louée?… dit l’autre qui ne comprenait pas.

– Mais oui… En te voyant ici, quelle idée veux-tu qu’il me vienne, sinon: La maison est occupée, il est obligé de revenir!

– Non, dit Jack décontenancé, personne même ne s’est présenté depuis que je suis là.

– Alors, que viens-tu faire ici?

– Je viens voir ma mère.

– C’est une fantaisie que je comprends. Malheureusement il y a des frais de voyage.

– Je suis venu à pied… dit Jack très simplement, avec un air d’assurance et de fierté tranquille qu’on ne lui connaissait pas.

– Ah!… fit d’Argenton.

Il se recueillit une seconde pour lui décocher cette petite phrase:

– Allons! je vois avec plaisir que tu as les jambes en meilleur état que les bras.

– Voilà un mot féoce… ricana le mulâtre.

Le poète sourit modestement; et, content de son effet, s’en alla suivi de son escorte obséquieuse en file le long des quais.

Huit jours auparavant, le mot cruel de d’Argenton aurait glissé sur l’abrutissement de Jack; mais, depuis la veille, il n’était plus le même. Quelques heures avaient suffi pour le rendre fier et susceptible, si bien qu’après l’outrage reçu il eut envie de s’en retourner à pied comme il était venu, sans même voir sa mère; mais il avait à lui parler, à lui parler sérieusement. Il monta.