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Jojo ! C’est en pensant à lui que Jacques, quelques mois plus tôt, s’est remis à l’écriture et, avec sa guitare, à la composition de nouvelles chansons. À commencer par le brouillon d’un hommage attendri à son grand ami : « Six pieds sous terre / Il n’est pas mort / Six pieds sous terre / Il m’aime encore… » Cela se passait à Hiva Oa, le jour anniversaire de la mort de Georges Pasquier, le 1er septembre précédent. Mais il butera longtemps sur cette chanson, cherchant à l’épurer au maximum, chez lui comme à Punaauia chez Paul-Robert Thomas. À celui-ci, peu après leurs retrouvailles au premier semestre 1976, il a clairement annoncé la couleur : « Pendant mes séjours à Tahiti, j’aimerais bien vivre chez toi, à condition que je participe au loyer et à la vie de la maison. » Aussitôt dit, aussitôt fait.

Tahiti ? C’est d’abord un mythe, celui de la « Nouvelle Cythère » découverte le 2 avril 1768 par Bougainville. Le mythe du paradis et des vahinés que ne cesseront de reprendre et d’amplifier par la suite les grands écrivains aventuriers des mers du Sud : Herman Melville, Robert Louis Stevenson, Jack London, etc., qui feront rêver des millions de lecteurs et des dizaines de générations à travers le monde. Jusqu’à Pierre Loti, Victor Segalen et les Américains James Norman Hall et Charles Nordhoff qui s’installèrent sur place pour écrire l’histoire vraie des mutinés de la Bounty. Une trilogie achevée en 1934. Aujourd’hui, Hall (dont la maison d’Arué, près de Papeete, est devenue un musée) est enterré en face de la baie de Matavai où le navire du capitaine Bligh avait jeté l’ancre ; sur sa tombe est posée une plaque avec ce poème de sa composition, au texte éloquent :

Regarde vers le nord, étranger Juste au-dessus du flanc de la colline, là As-tu jamais vu dans tes voyages Une terre sembler plus belle ?

Tahiti, ce peut être encore Murnau, le célèbre cinéaste allemand, qui tourna ici en 1931 son dernier chef-d’œuvre, Tabu ; ce peut être aussi Matisse qui, après Gauguin mais de façon plus fugace, vint peindre à Tahiti (entre autres une jolie Fenêtre sur Moorea) et s’immerger à Fakarava, dans les Tuamotu. Et puis, plus prosaïquement, dans la mémoire d’un petit garçon amoureux de la chanson, ce peut être une ritournelle à succès des années 1950, portée par une chanteuse humoristique et pétulante nommée Paola[54]. Cette année-là, au printemps 1958, on saluait la confirmation du talent de Jacques Brel et on souriait avec Si t’as été à Tahiti  :

Dis, où t’as été cet été ? « Moi j’ai été à Tahiti » Si t’as été à Tahiti C’est-i qu’tu y as été à pied ? « J’ai pris ma moto Je l’ai mise sur mon dos Et je suis parti pour Tahiti » […] Si t’as été à Tahiti T’as pu y aller qu’en bateau « Mais non, pas en bateau » T’as pu y aller qu’en bateau ! « Mais non, voyons J’ai pris l’avion » Ah bon !

Lors de leurs premiers séjours à Tahiti, Jacques Brel et Maddly Bamy renouent quelque peu avec la vie en société, allant d’abord à la découverte de la « capitale ». Papeete : une ville portuaire étirée en longueur et adossée à la montagne, avec ses embouteillages, déjà, son commerce naissant de la perle noire, sa vie administrative, ses échoppes en tout genre, ses cinémas, son marché couvert qui abonde en produits alimentaires. Jacques s’est d’ailleurs découvert une nouvelle passion pour la cuisine. Une occupation sédentaire, née en vase clos sur l’Askoy pendant la traversée du Pacifique. Chaque semaine, ayant décidé que les mardis seraient jours de « gala d’océan », il mitonnait un repas fin. « Il dressait la table d’une nappe blanche, de serviettes brodées et de chandeliers, raconte Paul-Robert Thomas. Il aimait la lumière ondulante et chaude des bougeoirs. La Cène. Pour Brel, un repas ne pouvait être qu’un dîner. “On ne se goinfre pas le jour ! Seule la nuit est aux agapes.” À l’occasion de ces soirées, Maddly portait une robe longue, Jacques un smoking cérémonial. Ils dînaient ainsi au son de Ravel et de Debussy, en plein océan. »

Papeete, c’est aussi la musique et le chant avec ses musiciens et chanteurs de rues, omniprésents, qui s’accompagnent à la guitare locale, la tita, et surtout à l’ukulélé polynésien dont tout le monde semble savoir jouer dès le plus jeune âge. Particularité de celui-ci par rapport à son cousin hawaïen, il présente, de face, un manche et un corps pleins, sa bouche s’ouvrant à l’arrière de l’instrument, laissant ainsi au luthier toute liberté pour le décorer à sa guise. Ses cordes, normalement au nombre de quatre, sont souvent doublées, voire triplées, à l’unisson ou à l’octave.

Partout à Tahiti, mais plus généralement en Polynésie, qu’on soit homme ou femme, jeune ou vieux, on chante et on joue. Des airs légers, des chansons d’amour le plus souvent, ou bien des himéné, des chants traditionnels poétiques, mélange polyphonique de folklore polynésien et d’hymnes religieuses héritées des premiers missionnaires protestants. Avec des variantes selon les archipels ; surtout aux Marquises, berceau de la culture polynésienne[55] dans son ensemble : des vestiges archéologiques — lieux de culte (appelés pae pae dans ces îles septentrionales et marae ailleurs) où se dressent d’étonnantes sculptures de pierre (les tiki, effigies des anciens dieux du peuple maori) — aux chants et danses typiques en passant par l’artisanat et le tatouage.

Aux premiers temps de la valse tahitienne, « Brel et la Doudou » (comme il signera souvent les cartes postales adressées aux amis) se procurent de quoi meubler ou décorer à leur goût la maison d’Atuona. Jacques achète aussi une chaîne hi-fi, un magnétophone à bandes, un gros poste radio à ondes courtes, des disques vinyle qui s’ajouteront aux cassettes emportées sur l’Askoy. De la musique classique pour l’essentiel. Côté chanson, peu de choix, du Trenet, du Brassens bien sûr… et du Nougaro : « Le meilleur chanteur de notre génération, assure-t-il à son copain Paul-Robert. Il a le rythme dans le sang, la voix dans le cœur, le texte fidèle et ingénieux, généreux. » Dans la nouvelle génération, en écoutant la radio, il a repéré un jeune du nom d’Alain Souchon… Il passe également commande d’un orgue électronique avec boîte à rythmes, que lui livrera la « goélette » qui, une fois par mois, dessert les Marquises.

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54

Avant de nous quitter en 2010, Paola aura eu le petit bonheur de voir « sa » chanson remise au goût du jour et devenir un des tubes de l’été 2008, interprétée par Albert de Paname.

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55

D’où l’importance pour toute cette zone de l’Océanie du Festival des arts des Marquises, qui se tient tous les deux ans depuis 1985 dans une île différente de l’archipel.