J’ai rapidement évoqué l’une de nos vies antérieures, au Gabon, où nous avions invité un trio de confrères à nous rejoindre, le temps de placer L’Union sur ses rails de quotidien national — quelle aventure au demeurant, en ce pays de forêt vierge (et de personnages plus venimeux que ses animaux les plus sauvages) où tout était à créer ! Eh bien, c’est à Tahiti (et plus précisément à Punaauia) que nous avons retrouvé l’un d’entre eux, Louis Bresson, après nous être perdus de vue en 1980, alors que nous lancions Paroles et Musique en France… et que lui posait son sac à Djibouti !
Nos retrouvailles auront donc tardé plus de trente ans, période durant laquelle cet aventurier de la presse, amoureux de la mer, aura notamment assuré la rédaction en chef du principal journal de Polynésie française (Les Nouvelles de Tahiti), créé son propre quotidien (Tahiti Matin) et deux hebdos (La Tribune polynésienne et La Semaine de Tahiti), avant de diriger l’agence Tahiti Presse. Beau parcours d’un homme libre, qui renvoie à la fois à la définition du talent selon Brel — rien d’autre que l’envie (et le courage) d’entreprendre — et au constat que certains ne sont en aucune façon à vendre, comme tentait de le faire comprendre le chanteur lors de sa tournée d’adieux à la scène.
Autre coïncidence, pendant que l’on œuvrait à la gestation de Chorus, Louis Bresson, de son côté, rencontrait Maïma, une charmante Tahitienne appelée à devenir la femme de sa mort (pour reprendre le joli mot d’amour que Nougaro m’avait confié pour définir la femme de sa vie), fille d’un nommé Sylvain ! Et c’est à Punaauia que les circonstances nous ont fait « atterrir » pour entamer ce voyage sur les traces de Brel, dans ce même petit périmètre où se situaient le faré du grand photographe, celui que Gauguin s’était fait bâtir et celui de Paul-Robert Thomas qu’occupait le Grand Jacques. « La vie ne subit pas le hasard, écrit le toubib dans son livre sur Brel, elle le provoque. »
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TOUCHEZ PAS À LA MER !
On s’en va sur les traces de Brel et, comme s’il jouait le rôle d’aimant (dans tous les sens du terme), on découvre dans son sillage d’autres personnages aussi extraordinaires qu’improbables, véritables Don Quichotte des temps modernes… Retour sur image : à l’automne 1976, Jacques vole régulièrement à travers l’archipel de la Société, dans les îles du Vent (Tahiti, Moorea et Tetiaroa qui appartient alors à Marlon Brando), les îles Sous-le-Vent (Bora Bora, Huahine…), et celui des Tuamotu. Paysages de rêve, qu’il décide un jour de faire partager à Charley Marouani, son ancien imprésario, et à Lino Ventura, son meilleur ami avec Brassens (et Charley) depuis que Jojo n’est plus là.
Nous sommes toujours à Punaauia, dans le faré du Dr Paul-Robert Thomas où séjournent Maddly Bamy et Jacques Brel, durant la période où ce dernier, pour sa requalification de pilote, effectue ses heures de vol réglementaires en compagnie d’un moniteur. « Si nous demandions à Charley et Lino de venir nous rejoindre pendant quelques jours ? lance-t-il un soir. Il y a encore de la place ici… Si ça ne te dérange pas, toubib ? » Paul-Robert acquiesce : « Plus on est de fous… » En attendant de leur téléphoner le lendemain matin, décalage horaire oblige, Jacques explique qu’il est préférable en effet de les recevoir à Tahiti plutôt qu’aux Marquises ; en tout cas, pour le moment : « Le voyage est long. Vingt-quatre heures de vol de Paris à Papeete et, après des attentes interminables dans les aéroports des îles, et les nombreux transferts, il en faut presque autant pour arriver à Atuona… »
Lino Ventura, empêché, ne viendra pas (« Il va nous manquer, regrette Jacques, mais il va nous venir » : ce sera pour plus tard, à Hiva Oa, se dit-il, quand sera terminée la maison sur la colline…), « remplacé » en l’occurrence par Henri Salvador. Celui-ci a perdu sa « chère et tendre » Jacqueline, le 19 septembre précédent, et Charley qui est aussi son agent a vu dans ce voyage en Polynésie une façon d’enrayer la dépression qui s’est abattue sur lui. « Après son enterrement, avouera Salvador en 1994 dans son autobiographie[56], j’ai mis des valises dans ma voiture, je ne couchais plus à la maison. Je dormais dans des hôtels. Je ne voyais plus personne. Je ne savais plus où aller. Je l’avais perdue… j’avais perdu l’amour, c’est-à-dire TOUT. Mon cœur était parti. »
De fait, ce séjour en compagnie de Brel qu’il a connu au début des années 1950, « quand on passait tous deux aux Trois Baudets », lui sera des plus salutaires. « Il s’était mis d’accord avec le Dr Thomas, se rappelle aujourd’hui Charley Marouani, pour que nous puissions être logés dans son faré, et il avait engagé un cuisinier tahitien le temps de notre séjour. Mais, surtout, Jacques se mettait en quatre pour faire oublier ses idées noires à Henri[57]… » Parties de pêche en bateau dans le lagon (« La veille de notre départ, racontera Salvador, il organisa une dernière partie de pêche. Je me suis retrouvé dans un canot avec le fils d’un vieux pêcheur qui toute la journée s’occupa de moi. Le soir, j’ai voulu lui donner un peu d’argent pour salaire de son travail, mais il a refusé en me gratifiant d’une réplique sublime pour parler de la journée : “Ce n’était pas du travail, monsieur. C’était l’amour !” »), parties de boules dans l’allée conduisant au faré et, surtout, virées aériennes avec le Jojo. Non, Henri, semble lui dire Jacky, t’es pas tout seul, je sais que t’as le cœur gros, mais arrête de pleurer… Où la réalité rejoint la chanson :
Dès l’arrivée de ses amis à Faa’a (accueillis comme partout en Polynésie au son de l’ukulélé), Brel — qui est un excellent pilote et qui sait que Salvador a peur de l’avion — ajoute encore, pour s’amuser, à l’inquiétude de ce dernier. « Demain, annonce-t-il, nous irons déjeuner à Moorea. Jojo doit avoir des fourmis dans les hélices. » À Paul-Robert, il donne rendez-vous à l’aéroclub vers 11 h 30. Jean-François Lejeune les y attendra. « Tu es sûr qu’on ne peut pas y aller en ferry ? », espère Henri. « Non ! répond Jacques, péremptoire. Il faut que je fasse des exercices : des glissades, des décrochements, etc. » On imagine l’état d’esprit de Salvador, agitant, comme l’écrit le toubib, « son invisible trouillomètre ». Ce dont profite Brel, l’air désolé de celui qui n’en peut mais : « Et surtout, il faut que je fasse des coupures moteur en vol et au décollage ! »
Grâce à cette technique du Grand Jacques, Henri Salvador se retrouve à mille lieues, sur l’instant, du drame survenu à celle qu’il invoquera encore, en 2003, dans une émouvante chanson cosignée avec Keren Ann :