Jacques Brel, c’est sûr, aurait adoré le connaître. Un vrai Don Quichotte de la presse et une forte nature : un genre de colosse, bon vivant, qui aime rigoler. Touche-à-tout de talent, il publie aussi des Nouvelles des mers du Sud qui sont un grand succès dans le pays : deux volumes sont déjà parus aux Éditions de Tahiti, dont Le bleu qui fait mal aux yeux qu’Alex a dédié « à feu Marlon Brando qui avait eu la magnanime gentillesse de [lui] “prêter” son bel atoll pendant deux ans ». Un recueil comprenant une nouvelle vécue, intitulée Les Marquises, ça se mérite… où il est évidemment question de Jacques Brel et de sa dernière demeure.
C’est vrai : dire que Jacky est mort, dire qu’il est mort, Jacky ! Dans son mensuel, Alex a publié divers reportages réalisés à Hiva Oa ; notamment pour l’inauguration de l’Espace Brel, en octobre 2003 —, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la disparition de l’artiste — et, auparavant, en 1999, pour ce qu’il a appelé « La guerre des femmes » autour de sa tombe : « La veille de la Toussaint, rapporte Tahiti-Pacifique, dans le petit cimetière d’Hiva Oa, en compagnie d’un gendarme, Maddly, l’ancienne compagne du chanteur Jacques Brel, décédé en 1978, ôtait les deux plaques en laiton que France Brel, la fille de l’artiste, avait apposées fin juillet sur la stèle au nom de la “famille légitime”, pour y replacer la plaque désormais célèbre, une sculpture montrant la tête du chanteur et de Maddly. Alertée par des habitants de l’île, la famille fit déposer un cadre contenant la copie d’un fax qui déclare que “les plaques ont été illégalement arrachées” et que “la famille déplore cette profanation inacceptable qui ne rend certainement pas hommage à celui qui repose ici”. Courageuse et sûre de son bon droit, Maddly réapparaissait deux semaines plus tard à l’aéroport de Tahiti-Faa’a, où elle sollicitait auprès des résidents et touristes la signature d’une pétition réclamant le maintien de la stèle, telle qu’elle l’a été pendant plus de vingt ans. »
Les plaques de la famille, posées avec l’accord du maire, ne restèrent en place que trois mois durant, de fin juillet à fin octobre 1999. La première indiquait simplement « Six pieds sous terre, tu chantes encore », mais portait la signature de Miche, Chantal, France et Isabelle, ainsi que des neuf enfants de celles-ci. La seconde se voulait un poème consensuel à destination de chaque visiteur : « Passant ; homme de voiles, homme d’étoiles, ce troubadour enchanta nos vies, de la mer du Nord aux Marquises. Le poète, du bleu de son éternité, te remercie de ton passage. » La justice donna d’ailleurs gain de cause à Maddly, qui expliqua que la pierre gravée les représentant tous deux de profil avait été voulue et commandée à un vieux sculpteur par Jacques lui-même ; sachant, d’autre part, qu’elle avait l’intention, le jour venu, de retrouver ici son compagnon.
Quoi qu’il en soit de cette « guerre » passée — aujourd’hui, les choses sont rentrées dans l’ordre entre Maddly et Miche (qui n’a découvert Hiva Oa qu’en 2008), avec la cohabitation sur la tombe et à côté de celle-ci de la plaque d’origine et de la seconde voulue par la famille remerciant le « passant » au nom du poète, « du bleu de son éternité » —, ils furent bien rares ceux qui rendirent visite au Grand Jacques de son vivant. Surtout aux Marquises… À Tahiti, fin 1976, il y eut donc Charley Marouani et Henri Salvador, lequel, marqué par sa trouille de l’avion, précise d’ailleurs dans son autobiographie que c’était la première fois qu’il prenait un 747 ! Avant de commenter ainsi sa dernière rencontre avec Brel : « Un personnage extraordinaire qui, hélas, n’avait plus que quelques années à vivre[63] et n’allait pas tarder à être en deuil de lui-même. Au tournant d’une conversation, je lui appris que j’aimais les noix de coco : il en a fait venir un camion ! Avec son aéroplane (j’emploie ce mot à dessein, car son avion donnait toujours l’impression de planer majestueusement), on a visité les îles de l’archipel… »
Les îles ? Après Moorea, Huahine et Bora Bora (où en 1942, après l’attaque de Pearl Harbor, les Américains construisirent la première piste d’aviation de Polynésie française, bien antérieure à celle de Tahiti qui date seulement de 1961) : deux îles que Paul Gauguin découvrit dès 1895, invité par le gouverneur à suivre à bord de l’aviso-transporteur Aube une expédition pacifique, mais historique, d’annexion ; les reines locales ayant accepté la vente de leurs terres à la France. Seules Tahiti, Moorea et les Marquises étaient officiellement françaises jusque-là : les choses se gâteront avec deux autres îles Sous-le-Vent, Raiatea et Tahaa, dont les rois n’entendaient pas céder la souveraineté, de crainte de perdre leur culture ancestrale… Ne touchez pas à la mer, s’écrierait un siècle plus tard Antoine dans une belle chanson écrite sur Voyage (son deuxième voilier après Om), mouillant alors à Huahine dans l’accueillante et magnifique baie d’Avea.
C’est d’ailleurs cette expédition maritime qui incita Gauguin à s’installer dans une île « moins civilisée » que Tahiti. Une fois à demeure à Hiva Oa, il écrivit ceci à Daniel de Monfreid : « On n’a pas idée de la tranquillité dans laquelle je vis ici, dans ma solitude, entouré de feuillages. C’est le repos et j’en avais bien besoin, loin de tous ces fonctionnaires qui étaient à Tahiti. Je me félicite tous les jours de ma résolution. »
Retour vers le futur : les vols dans « l’aéroplane » de Brel se succédèrent au fil des jours et des semaines du mois de novembre 1976. Puis vint, pour Marouani et Salvador, le moment de regagner Paris, début décembre. Paul-Robert Thomas, lui (PRT, comme l’appellent encore ses anciens amis), quittera Tahiti après le décès de Brel. Il avait pourtant failli le rejoindre à Hiva Oa. « Pourquoi ne viendrais-tu pas t’installer aux Marquises ? lui avait suggéré Jacques. On manque atrocement de toubib ! » Dans les semaines suivantes, Thomas mit son cabinet en vente. « Je n’ai trouvé un successeur que trop tard : Brel était mort[65]. » En lieu et place d’Hiva Oa, « la mort dans l’âme », il se retrouvera sur l’île de Bora Bora, rendue célèbre par le navigateur Alain Gerbault, le premier Français à traverser l’Atlantique et à faire le tour du monde en solitaire, dans les années 1920 ; selon son vœu, ses cendres furent rapatriées après son décès à Timor : une stèle figure aujourd’hui en bonne place sur le port de Vaitape, le chef-lieu de l’atoll.