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Le médecin, également gynécologue, s’y s’installera sur « les conseils amicaux » de Paul-Émile Victor qui, lassé du Grand Nord, vivait depuis 1977 sur l’un des motu délimitant « la perle du Pacifique » — un îlot pour lequel il avait obtenu un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans auprès de l’agence Sylvain de Punaauia… Le monde est petit. Et quand le grand explorateur polaire, également ami d’Antoine, accostera d’autres rivages en 1995, c’est Louis Bresson qui prendra les photos de l’immersion de sa dépouille en haute mer, une disposition testamentaire requérant une dérogation du président de la République. Que disait PRT, déjà ? « La vie ne subit pas le hasard, elle le provoque. »

En l’an 2000, Paul-Robert regagnera la France et s’installera à Nîmes, jusqu’en 2004, où il créera un atelier chanson d’écriture — chanson, quand tu nous tiens… — avant de repartir outre-mer. En Guyane d’abord, à Maurice ensuite où sa course s’achèvera le 10 décembre 2008. Mais, auparavant, de l’automne 1976 au printemps 1977, chez lui à Punaauia, il aura eu la chance insigne de voir Jacques Brel travailler à l’écriture de son prochain et dernier album et même d’entendre des esquisses de certaines des chansons à venir…

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LE TEMPS S’IMMOBILISE

Si nous l’avions ignoré, nous aurions compris d’emblée où nous arrivions : loin, très loin des routes touristiques de la région déjà la plus isolée du reste du monde. Loin des îles de la Société et des Tuamotu, aux eaux d’un bleu turquoise ou d’azur contrastant avec le bleu marine de l’infinité océane, aux anneaux coralliens, aux langues de sable blanc ou rose, qu’un ATR 72 de quatre-vingts places relie quotidiennement depuis Papeete. À l’aérodrome de Nuku Hiva situé dans un endroit aussi aride qu’inattendu en bordure de mer, la bien-nommée et rougeoyante Terre déserte, nous ne sommes plus que huit (inclus l’équipage) en partance pour Hiva Oa dans un petit appareil de dix-huit places. C’est un Twin Otter, où pilote et copilote sont à portée de main, semblable à celui que Brel emprunta tout au long de l’année 1976 pour ses allers-retours sur Tahiti…

Nuku Hiva ? L’île principale du groupe nord des Marquises et la capitale administrative de l’archipel où Jacques effectua un repérage, débarquant de l’Askoy, à la fin 1975 ou début 1976, sur le quai de Taiohae (aujourd’hui à moins de trois heures en 4 × 4 de l’aéroport) où l’attendaient tous les notables du coin. Ici, on peut marcher aussi sur les traces d’Herman Melville, que la tribu anthropophage des Taipis retint prisonnier dans la vallée de Taipivai après qu’il eut déserté l’Acushnet, la baleinière américaine avec laquelle il s’était engagé dix-huit mois plus tôt, sachant qu’il aurait encore à vivre à son bord trois ou quatre ans de privations en mer. Ayant réussi à s’échapper au bout de quatre mois, il rejoignit un baleinier australien qui faisait voile vers Tahiti, où on l’emprisonna durant six semaines pour faits de mutinerie, puis s’installa à Moorea… Cela se passait en 1842 et le futur auteur de Moby Dick (1851) n’avait que vingt-trois ans. Mais c’est là une autre histoire[66] !

D’aucuns, catégorie petit bras, se contentent de peu, de Vesoul ou de Vierzon. D’autres mettent les voiles sans point de chute précis et accostent dans ces îles où le temps s’immobilise. Découvertes en 1595 par le navigateur espagnol Alvaro Mendaña de Neyra, venu du Pérou, les Marquises prirent ce nom (Islas marquesas de Mendoza) en l’honneur du marquis de Mendoza, vice-roi du Pérou. Curiosité : Paul Gauguin, d’origine espagnole du côté maternel, avait vécu au Pérou, de deux à sept ans, où s’était installé son arrière-grand-père aragonais, le chevalier Don Mariano Tristan y Moscoso[67]. Oui, le monde est petit, qui abonde en passerelles jetées entre les hommes et les destinées… Sans doute même Gauguin avait-il lu Cervantes avant Brel, lui qui prônait déjà « le droit de tout oser » et fustigeait le principe de précaution : « Un jeune homme qui est incapable de faire une folie est déjà un vieillard. » Ne croirait-on pas entendre notre don quichottesque Grand Jacques, à propos des adultes trop prudents, qui ont plus d’avenir que de présent (« Il faut être fou ! L’homme n’est pas fait pour rester figé. Il faut arriver par discipline à n’avoir que des tentations relativement nobles. Et, à ce moment-là, il est urgent d’y succomber. Même si c’est dangereux, même si c’est impossible… Surtout si c’est impossible ! »), et de la nécessité vitale d’« aller voir » ?

Qu’y a-t-il donc d’aussi fondamental chez l’Homme de la Mancha ? « Il donne priorité à ses rêves, répond Brel. Il va là où il croit que c’est beau. » On comprend pourquoi Jacky a osé quitter la scène, à son apogée, pour partir là où personne ou presque ne part. Tout Brel est d’ailleurs dans cette phrase de Cervantes, qu’il ne manqua pas de faire sienne : « La folie suprême n’est-elle pas de voir la vie telle qu’elle est, et non telle qu’elle devrait être ? » Éloquent, venant d’un homme que d’aucuns, agrippés à leur vie mesquine comme Harpagon à sa cassette, ne se privèrent pas de traiter de fou — et c’est vrai qu’il en fallait, de la folie, pour rester fidèle à ses rêves d’enfant… Et incarner finalement sa vision même du chevalier à la triste figure, « le symbole de la minorité », au service de la veuve et de l’orphelin : « C’est un type qui tend la main… »

Partir où personne ne part… Jusqu’à cette ville accrochée à la montagne où, malgré les brumes qui la couronnent, chaque jour un coin de ciel continue de brûler, où l’on continue de mourir de hasard en allongeant le pas… Jusqu’à cette île bordée de récifs, sans parenté aucune avec celles de Moorea, Rangiroa ou Bora Bora aux lagons enchanteurs, où la mer, qui subit ici l’influence du Humboldt, ce courant froid né dans l’Antarctique, se désenchante : « Je veux dire en cela / Qu’elle chante d’autres chants / Que ceux que la mer chante / Dans les livres d’enfants[68]… »

Hiva Oa. La grande île du groupe sud (étirée sur trente-neuf kilomètres de long et dix-neuf de large), dont l’auteur de L’Ile au trésor, Robert-Louis Stevenson, écrivit de façon éloquente, après y avoir débarqué en 1888 : « Je pensais que c’était l’île la plus jolie et de loin l’endroit le plus inquiétant au monde. » De fait, elle possède à la fois une beauté sauvage qui suscite l’admiration et un aspect sombre et tourmenté qui ne manque pas d’éveiller un certain sentiment d’inquiétude. Son relief est uniformément déchiqueté, en particulier le long de l’océan, lequel plonge très vite jusqu’à quatre mille mètres ; ce qui explique qu’à Hiva Oa on n’atterrisse pas au niveau de la mer mais sur une crête, au-dessus d’Atuona.

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Une histoire que l’on peut découvrir à travers les deux premiers ouvrages de Melville : Taipi, ou Typee en version américaine (1846), suivi un an après d’Omoo (sous-titré « Un récit d’aventures dans les mers du Sud »).

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Sa fille, Flora Tristan-Moscoso (la grand-mère de Paul), marqua plus tard l’histoire du féminisme en France, par ses actions comme par ses écrits, dont Pérégrinations d’une paria (1838), avant qu’un autre de ses ouvrages, L’Unité ouvrière (1843), ouvre la voie à un socialisme internationaliste. « Il n’est peut-être pas de destinée féminine, dira André Breton, qui, au firmament de l’esprit, laisse un sillage aussi long et aussi lumineux. » Et dans L’Odyssée de Flora Tristan, le grand écrivain péruvien Mario Vargas Llosa abondera dans ce sens, non seulement « parce que dans le vaste catalogue des promoteurs des utopies sociales au XIXe siècle, Flora Tristan est la seule femme, mais surtout parce que sa volonté de reconstruire la société sur des bases entièrement nouvelles est née de son indignation devant la discrimination et la servitude dont étaient victimes les femmes de son temps, ce qu’elle éprouva, comme bien peu, dans sa propre chair ». Belle hérédité pour un peintre qui, lui aussi, se distingua par son combat contre les injustices et les abus de pouvoir dont étaient victimes les Marquisiens…

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La ville s’endormait, 1977 © Famille Brel.