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Émus sans le paraître mais visiblement remués par les conditions climatiques qui rendent l’atterrissage délicat, nous nous posons sur un plateau surgissant soudain au milieu de nulle part. En pleine nature, exubérante, majestueuse et immuable, dirait-on, telle qu’au premier matin du monde. Nous voilà enfin dans l’île de Brel et de Gauguin. Fascinante par son caractère pittoresque, plantée de pics aiguisés se fracassant dans la mer déchirée, « infiniment brisée / par des rochers qui prirent des prénoms affolés ».

Et, comme dans la chanson, c’est sous une pluie battante que nous débarquons sur la piste, trempés jusqu’aux os avant même que d’atteindre cette minuscule aérogare qui porte désormais le nom d’« aéroport Jacques-Brel ». Aux Marquises, je le confirme, la pluie est traversière qui bat, fort, de grain en grain…

Dix-sept kilomètres séparent le terrain d’aviation de la ville. Un peu plus de cinq cents habitants à l’époque de Gauguin, un peu plus de mille du temps de Brel, quelque mille cinq cents aujourd’hui (pour deux mille âmes sur l’ensemble de l’île). Il faut moins d’une demi-heure pour effectuer le trajet, là où il fallait parfois des heures, à la fin des années 1970, quand la route cimentée n’existait pas encore, et que la pluie rendait la piste de latérite extrêmement glissante. Terriblement dangereuse donc, car tortueuse au moment de plonger à flanc de ravin, dans une pente à fort pourcentage, vers Atuona que dominent trois sommets souvent masqués de nuages : les monts Temetiu, Feani et Ootua, respectivement à 1 276, 1 126 et 889 mètres.

C’est un fait : peu, très peu de touristes poussent jusqu’aux lointaines Marquises (si Tahiti était Paris, Hiva Oa serait Moscou…), sinon pour une escale de quelques heures seulement avec l’Aranui, un cargo mixte tahitien qui ravitaille les îles et embarque aussi des passagers, ou le Paul-Gauguin, un paquebot américain de croisière. Il fallut à Brel cinquante-neuf jours de balade océane pour toucher au port. Car le Grand Jacques, à l’inverse de la plupart de nos contemporains, n’a jamais fait semblant. Même s’il s’incluait dans le lot commun en 1953, lorsqu’il n’était encore qu’un auteur-compositeur débutant : « Et dis-toi donc, Grand Jacques / Dis-le-toi souvent / C’est trop facile / De faire semblant… » Une balise essentielle dans la vie de Brel, cette chanson ; comme si, à partir de là, il n’avait plus songé à vivre qu’en total accord avec lui-même, sans tricher jamais, au point de se décider à quitter la scène, et donc à prendre le risque de fuir la gloire et de perdre l’aisance financière, le soir même où il s’était aperçu qu’il se mettait à chanter machinalement.

Atuona, novembre 1975. Le popaa qui avait salué de loin Jacques et Maddly, alors qu’il pêchait en baie de Tahauku, se nommait Marc Bastard. Prof d’anglais puis de maths, au collège Sainte-Anne des sœurs de la congrégation de Cluny, c’était avant tout un grand baroudeur devant l’Éternel, pas forcément exempt de défauts. Un ancien de la Marine nationale auquel on avait discrètement conseillé de démissionner, en 1969, après l’affaire des vedettes de Cherbourg convoyées aux Israéliens de façon détournée (prétendument sans l’aval de la France), ex-créateur en 1964 de la télévision à Tahiti et auteur de romans policiers sous le pseudonyme de Marc Audran. Entre autres, puisqu’on murmure aujourd’hui à Hiva Oa qu’il fit également partie du SDECE, le service de documentation extérieure et de contre-espionnage français… Bref, le profil type de l’aventurier apprécié de Brel ! Marc Bastard prit en 1970 ce poste d’enseignant chez les sœurs comme on part en préretraite et, célibataire, il vécut un temps avec une Marquisienne qui lui donna un fils — connu sous le nom de Paulo, on peut toujours le croiser, aujourd’hui, dans les rues d’Atuona.

Mais reprenons le fil de notre récit. Après les formalités douanières réglementaires, ce matin du 20 novembre, Jacques demande au gendarme Alain Laffont — le gendarme de l’île — qui est ce pêcheur qui leur a fait un signe de la main. « C’est Marc Bastard, un professeur du collège Sainte-Anne. » Brel : « Alors, il devrait pouvoir nous renseigner sur Hiva Oa. Pouvez-lui demander de passer nous voir ? » Sitôt dit, sitôt fait, le gendarme s’adresse à l’enseignant, et la suite, c’est l’intéressé qui la raconte :

« Jacques Brel désirerait vous voir…

— Vous voulez dire… Brel, le chanteur ?

— Lui-même.

— Mais je ne le connais pas autrement qu’à la radio…

— Je lui ai parlé de vous et il voudrait des renseignements sur Hiva Oa.

J’empruntai l’esquif du gendarme et me dirigeai vers l’Askoy. Jacques Brel, souriant, m’accueillit. La sympathie fut immédiate, et Maddly, la belle Guadeloupéenne qui l’accompagnait, me fit visiter le bord. Ils me questionnèrent sur Hiva Oa, les gens, la vie quotidienne… Leur intention était de se reposer une quinzaine de jours et de poursuivre leur route jusqu’à Tahiti.

Le surlendemain, je les croisai, main dans la main, sur l’unique route du village.

— Finalement, nous restons ici. Le pays est beau, les habitants agréables et, Dieu merci, ils ne me connaissent pas…

Il avait reconnu Atuona comme le bout de sa course, loin d’un monde qui l’étouffait. Jacques Brel fuyait l’agression médiatique que lui devaient sa célébrité et les rumeurs concernant son état de santé. Il voulait redevenir un homme “comme tout le monde” et je puis témoigner qu’il le fut pendant les trois dernières années de son existence auprès de celle qui fut son épouse par le cœur et l’esprit. »

Trois ans qui éclairent toute sa vie et accréditent son œuvre. Deux ans et huit mois exactement, puisque Jacques s’envola une dernière fois d’Hiva Oa aux alentours du 20 juillet 1978 (avant d’embarquer le 27, à Faa’a, à destination de Paris) pour ne plus revenir de son vivant. Mais plus de quatre ans passés avec sa compagne depuis leur départ d’Anvers. « Tu es la seule femme avec laquelle j’ai vécu, tu sais, dit-il un jour à Maddly. Avant je n’étais jamais là[69]. » Trois ans à ne pas faire semblant, au service des autres en toutes circonstances… et quel que soit le temps, comme ce jour de courrier pour Ua Pou : des pluies torrentielles s’abattent sur Atuona, mais Jacques n’en a cure. « Allez… Lève-toi, dit-il à la Doudou qui rêvait déjà à une grasse matinée, on nous attend là-bas. » Elle a beau rétorquer que les Marquisiens n’attendent personne, « la vie passe sur eux, c’est tout », il insiste : « Oui, mais moi je ne suis pas marquisien, et j’ai dit que je viendrais. »

Alors, ils font route vers le terrain, sous le déluge. Une quinzaine de kilomètres « qui en valent quatre-vingts, raconte Maddly. Dans la boue, la gadoue, on dérape malgré les quatre roues motrices. Pas besoin de faire du sport quand on fait régulièrement le trajet du village à la piste d’aviation ! On se fait tous les muscles. On se cramponne au volant, on serre les fesses près du ravin, et on joue du pied avec finesse constamment. La montée est un rêve à côté de la descente, et je connais bon nombre de gens qui, débarquant par temps de pluie, ont préféré rejoindre le village à pied. C’est la hantise de certains pilotes quand ils viennent aux Marquises. Après un voyage contraignant, se retrouver à déraper dans une voiture de tourisme[70] »…

Chronique d’une mort annoncée. « Ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort », disait l’auteur du Petit Prince. Trois ans, pied au plancher, à parcourir dans tous les sens, sur terre et dans les airs, cet archipel comme figé dans le temps, qu’en langue vernaculaire (légèrement différente du tahitien parlé partout ailleurs) on appelle Fenua Enata, c’est-à-dire « Terre des Hommes »… Quand on sait l’immense admiration que Brel portait à Saint-Exupéry, on est obligé de constater, une fois de plus, que le hasard fait bien les choses.

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69

Pour être exact, il vécut près de trois ans à Bruxelles avec sa femme Miche, du jour de leur mariage, le 1er juin 1950, jusqu’à son départ de la cartonnerie familiale, le 31 mai 1953, pour tenter l’aventure de la chanson à Paris.

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70

Maddly Bamy, Tu leur diras, Éditions du Grésivaudan, 1981.