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C’est un fait qu’aujourd’hui encore, par manque de brise ou pas, « le temps s’immobilise aux Marquises ». L’extrême isolement insulaire, bien sûr, la nature absolument inchangée… mais pas seulement ! Autre chose aussi, du domaine de l’indéfinissable, qui vous fait éprouver la sensation de remonter le cours des âges. D’ailleurs, la politique centralisatrice de Papeete oublie volontiers ces îles qui abritent pourtant le meilleur de la culture polynésienne, notamment les meilleurs artisans en matière de sculpture. Gauguin lui-même s’initia aux techniques locales avec les sculpteurs d’Hiva Oa. Quant aux infrastructures routières, n’en parlons pas, surtout ici où les routes, excepté celle menant à l’aérodrome, sont peu ou prou ce qu’elles étaient à l’époque de Jacques : de simples pistes pour la plupart, bétonnées par secteurs, qu’au volant de sa Toyota Jeep il parcourait volontiers pour faire découvrir à ses hôtes de passage les beautés de son île. Jusqu’alors, jusqu’à ce que soient tracées ou élargies ces pistes dans les années 1970, tout était resté comme du temps de Gauguin. D’ailleurs, la traversée de cette île mystérieuse[71], quand elle est faisable autrement qu’à cheval (qui demeure un moyen de locomotion assez répandu), nous vaut des vues identiques à celles qui, à l’aube du XXe siècle, s’offraient au regard du peintre.

Quant au village, c’est à peine s’il a changé d’aspect : davantage de maisons et de commodités, l’électricité, le téléphone et la télévision, un peu de voirie et d’aménagement communal, quelques magasins de plus, mais voilà tout. Si bien qu’on s’attend à tout moment à croiser Brel, au détour d’une des rares rues d’Atuona, chapeau de paille, chemisette et pantalon blancs, descendant à pied de sa maison et passant devant la gendarmerie pour aller relever son courrier à la poste, saluer les sœurs dans leur école, brocarder au passage le curé à l’église ou aller boire sa bière au Magasin Gauguin… au seuil duquel discutent encore parfois, pour s’abriter du soleil, deux ou trois vahinés. « Les femmes sont lascives au soleil redouté… »

Brel, Gauguin : le temps s’immobilise et l’histoire, dirait-on, balbutie. Par la « goélette » qui assure la liaison avec Tahiti, le premier fit venir ici un orgue électrique pour travailler à ses futures chansons, le second un harmonium dont il jouait volontiers, même s’il s’avouait piètre musicien. Le peintre s’accompagnait aussi à la guitare ou à la mandoline, on l’a dit, pour chanter en privé. Par exemple, une chanson tahitienne dont il emprunterait le titre pour l’une de ses sculptures, Oviri (le sauvage), exprimant ensuite le désir que celle-ci figure sur sa tombe[72] : « Mon cœur est pris par deux femmes / Qui se sont tues / Alors que, proches et éloignés, / Mon cœur et ma flûte chantent… »

Autres cousinages surprenants entre les deux grands voyageurs (Gauguin aussi se rendit aux Antilles et à Panamá), leur propension pour l’un à parler de peinture à propos de la chanson (« les mots ont des couleurs », disait par exemple Brel qui se comparait souvent à « un peintre flamand qui écrit des scènes, et qui les chante »), et pour l’autre à parler de musique au sujet de la peinture : « Mes chiens rouges, mes ciels roses sont voulus absolument ! Ils sont nécessaires et tout dans mon œuvre est calculé, médité longuement. C’est de la musique, si vous voulez ! J’obtiens par des arrangements de lignes et de couleurs, avec le prétexte d’un sujet emprunté à la vie ou à la nature, des symphonies, des harmonies, ne représentant rien d’absolument réel, au sens vulgaire du mot, n’exprimant directement aucune idée, mais qui doivent faire penser comme la musique fait penser, sans le secours des idées ou des images, simplement par des affinités mystérieuses qui sont entre nos cerveaux et tels arrangements de couleurs et de lignes. »

Étonnant, non ? Brel, d’ailleurs, ne manquait pas d’évoquer Gauguin avec son ami toubib de Tahiti, Paul-Robert Thomas, qui rapportera ces réflexions[73] : « Il est parti en Polynésie pour vivre ses rêves d’enfance. Il suffit de regarder le simple émouvant de ses traits et le désordre apparent de ses couleurs. Seule l’âme de l’enfant, qui reste chez l’adulte qu’il devient, est capable de peindre un cheval en vert ou en rouge. » Alors, on aime à penser que tous deux auraient pu se retrouver à boire un coup ensemble dans ce Magasin Gauguin, ainsi appelé à présent parce qu’on dit que le peintre s’y ravitaillait en vivres… et en alcools ! Jacques Brel (s’adressant toujours à Paul-Robert Thomas) : « À la saison des pluies, il faut un cheval ou une Jeep à quatre roues motrices pour se déplacer. Les ornières sont profondes. On s’enlise à chaque instant. On cahote. Ma Toyota a bien du mal à remonter la pente qui va du Chinois, l’épicerie d’Atuona où Gauguin allait également faire ses emplettes, jusqu’à la maison, qui est à huit cents mètres de là. C’est une expédition ! »

Gauguin, lui, habitait presque en face dudit Chinois, à l’endroit où on a retrouvé le puits où il conservait son absinthe au frais, là où l’on a reconstitué aujourd’hui sa Maison du jouir (dont le simple nom inscrit sur le fronton, au-dessus de l’escalier, le fit vouer aux gémonies par le curé du cru : mais qu’est-ce qu’il en savait, le bougre, et qui donc lui avait dit qu’il n’y a pas de peintre maudit en paradis ?) et bâti un centre culturel de la plus belle eau. Celui-ci rassemble des documents biographiques, des lettres pleines d’enseignements sur le comportement altruiste de l’artiste, et propose l’ensemble de ses toiles peintes en Polynésie — en fait des copies d’un faussaire de talent tout droit sorti de la prison de la Santé ! Tout ici concourt décidément à vous immerger dans le bain de l’aventure, de l’inattendu et de l’extraordinaire.

Alors, quand on visite sa maison et qu’on découvre Et l’or de leur corps à l’endroit même où le peintre donna vie à cette toile sublime, dans son atelier du premier étage, juste après l’étroit vestibule où se trouvait son lit, on a l’impression de se noyer dans la peinture et la chanson à la fois. Avec Gérard Manset pour guide, en l’occurrence, et Jacques Brel pour éternel voisin :

L’esprit des morts veille Qui frappe à la porte Et toi allongé dans ton demi-sommeil Et l’or de leur corps Partout t’accompagne […] D’où venons-nous Que sommes-nous Où allons-nous[74] ?

6

SI TU ÉTAIS LE BON DIEU…

Dans les années 1970, au fond de la baie de Tahauku qui, s’enfonçant étroitement dans les terres, sert de mouillage hospitalier aux bateaux faisant escale à Hiva Oa, la plage est un lieu de pique-nique pour les habitants d’Atuona. Parfois aussi de fête populaire, comme celle, donnée par la municipalité, le jour de l’an 1976 ; le jour où Jacques Brel et sa compagne Maddly Bamy, un mois et demi à peine après leur traversée du Pacifique, vont rencontrer les propriétaires de leur future maison.

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71

Elle recèle les plus beaux vestiges archéologiques de l’histoire de ce peuple : grands tikis sculptés dans la pierre, dont les fameux moaï de l’île de Pâques ne sont peut-être que les héritiers, et impressionnants lieux de culte, de réunion et d’habitation, qu’il faut mériter en s’enfonçant dans la forêt vierge peuplée de moustiques (et surtout d’une race endémique de moucherons piqueurs, autrefois confinés aux plages et aux rivières, les redoutables nonos).

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72

C’est une réplique en bronze qui s’y trouve aujourd’hui, la statuette originale étant conservée au Musée d’Orsay. Réalisée en grès cuit lors de son ultime séjour parisien, en décembre 1894, Gauguin la réclama en 1900 à son ami Daniel de Monfreid (qui, entre-temps, avait tenté en vain de la vendre) pour la mettre sur sa tombe à Hiva Oa. Mais ce dernier ne donna pas suite à sa demande.

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73

Paul-Robert Thomas, op. cit.

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74

Et l’or de leur corps, paroles et musique de Gérard Manset, 1985.