Directrice de l’établissement pendant trente-deux ans, mère Rose (née Geneviève Chochois en 1925) a partagé de nombreuses conversations avec le chanteur. « Nul doute, assure Patrick Chastel, enseignant jusqu’en 1999 à Sainte-Anne, que ces discussions ont contribué à changer son regard sur le rôle de la congrégation dans l’archipel… et à l’amener à une sincère compassion pour ces sœurs qui se dévouaient tant pour donner un avenir prometteur aux jeunes filles. » Affectueusement nommée Mamau (grand-maman) par les anciens, mère Rose vit aujourd’hui à Tahiti mais a demandé, elle aussi, à être inhumée à Hiva Oa, où elle débarqua en 1947 en provenance de Marseille, après plus de cinquante jours de mer et une escale à Papeete. « Depuis qu’il est mort, dit-elle aujourd’hui, je n’ai jamais entendu quelqu’un du pays le critiquer. C’était un homme foncièrement bon et généreux. Vous savez, il faisait des évacuations sanitaires, même de nuit, sur Nuku Hiva… ou Tahiti en refaisant le plein de carburant à Rangiroa. Un soir, par exemple, on devait transporter un enfant sur Papeete, et il s’est proposé. Comme il faisait nuit, il a fait monter des Jeep pour éclairer l’extrémité de la piste et pouvoir décoller. Mais il ne s’en est jamais vanté. Il ne faisait pas ça pour la gloriole. Il aimait vraiment rendre service. »
Tous les témoignages concordent : il ne se privait pas, par exemple, d’intervenir directement auprès du gouverneur de Polynésie française pour que le développement des Marquises ne continue pas d’être oublié de façon aussi criante. Mère Rose : « C’est tellement éloigné de tout. C’est la pleine mer ici ! On est loin de Tahiti et on est les derniers servis. Comment voulez-vous faire pour évoluer ? » Aujourd’hui encore, seule Nuku Hiva, en tant que capitale administrative, bénéficie d’un hôpital (et d’une prison que ses « hôtes », peu nombreux mais très amènes, continuent d’habiter comme une pension ouverte !). Le Grand Jacques se révolta aussi contre l’absence d’un dentiste, malheureux de voir les enfants souffrir de rages de dents, faute de soins élémentaires, comme d’un ophtalmologue ou tout simplement d’un médecin. L’artiste qui, chez lui, se confondait avec l’homme disait qu’il avait « mal aux autres » ; de nos jours, on le qualifierait d’« indigné ». Déjà, lors de sa première « descente » tonitruante sur la plage, rappelle Prisca Parrish, il sort de ses gonds en apprenant qu’une femme est morte pendant qu’elle accouchait dans l’île voisine de Fatu Hiva. « Où il est votre bon Dieu de bon Dieu ? lâche-t-il, furieux, au curé et aux sœurs. Il est trop vieux ? Il voit plus rien ? Si on m’avait prévenu, j’aurais emmené le docteur avec mon bateau. »
Quelques semaines plus tard, lors du pique-nique organisé le jour de l’an à l’attention des fonctionnaires et des principales « sommités » d’Atuona, Jacques est présenté à chacun d’entre eux par le maire Guy Rauzy. Outre Bastard, le prof, Laffont, le gendarme, et les sœurs, Jacques ne connaît encore que Fiston Amaru, le jeune postier. Parmi les invités, Mme Hei Teupua et son mari : « Le maire nous avait dit que cet homme était un grand chanteur, expliquera-t-elle, mais je ne le connaissais pas. » N’empêche, le contact est établi. Dès le lendemain, Rauzy lui fait part du désir de Brel de louer ou d’acheter une maison. « Nous avions fait construire récemment une deuxième maison, parce que nous songions à nous installer dans l’autre vallée, plus près de notre travail. Le maire m’a proposé de louer à ce Jacques Brel la maison que j’occupais. J’ai dit oui[82]. »
Autre fait indiquant que Jacques et Maddly quittèrent définitivement l’Askoy pour ladite maison au début de l’année 1976, en tout cas avant la fin du premier trimestre (et non au printemps comme on le croyait jusqu’à présent) : la participation du couple à une petite fête du collège donnée en février ; lui en tant que régisseur et elle comme chorégraphe, profession qu’elle exerçait avant leur rencontre. Pour mémoire, celle-ci eut lieu un jour de novembre 1971 sur le tournage de L’aventure c’est l’aventure (avec Charles Denner, Charles Gérard, Aldo Maccione et Lino Ventura), où Maddly faisait de la figuration. « À la seconde où son regard croisa le mien, écrira-t-elle[83], je sus que plus rien ne serait comme avant. Je n’avais jamais vécu une telle émotion… Ce regard avait instantanément gravé sa marque indélébile et me faisait tout voir différemment. Quand je pense aux circonstances qui m’ont menée devant ce regard-là, je ne peux que saluer l’extraordinaire précision du destin. »
Pour la fête du collège, notera Marc Bastard, « Jacques et Maddly entreprirent de monter un spectacle de variétés. Chorégraphe de métier, Maddly initia les grandes élèves aux danses à la mode. En régisseur rigoureux, Jacques coordonna les séquences de sketches et de saynètes folkloriques. Ce fut une “première” aux îles Marquises. On en parle encore dans les faré d’Atuona ». Mais, surtout, Jacques s’improvisa ingénieur du son pour l’occasion. À la mère directrice l’informant que le collège ne disposait que d’un simple magnétophone à cassette, il proposa d’utiliser la chaîne stéréo qu’il attendait, si toutefois elle arrivait à temps… La précision est d’importance, comme un indice probant, car la chaîne que devait lui livrer la « goélette » de Tahiti (la même qui, six mois plus tard, allait transporter son orgue électronique) ne pouvait être destinée qu’à son faré d’Atuona. On n’imagine pas Brel et Maddly continuer de vivre durant une demi-année sur l’Askoy, ancré à Tahauku (d’autant moins que Jacques, entre-temps, avait pris son bateau en grippe), alors que leur décision de s’installer à Hiva Oa s’était rapidement imposée à eux.
Mère Rose le confirme implicitement dans ce témoignage : « Quand il a appris qu’on faisait une kermesse, sa compagne étant une ancienne danseuse des Clodettes[84], il a proposé qu’elle apprenne la danse moderne à nos gamines. Il avait commandé une chaîne hi-fi à Tahiti ; il l’a installée chez nous avant de l’installer chez lui. » CQFD. Maddly : « Jacques s’intéressait à tout ce qui pouvait se passer dans l’île, notamment à la façon dont les sœurs concevaient l’éducation des enfants. Sans hésiter une seconde, il proposa tout simplement (à la sœur directrice du pensionnat d’Atuona) que je prenne les enfants en main, afin de leur apprendre un ballet pour la fête de l’école, fête à laquelle il avait persuadé la sœur de redonner vie. Jacques savait que la danse pouvait aider les enfants à se décontracter, à les sortir de cette timidité qui les contraignait à ne rien faire ouvertement. » Détail amusant : « À cette époque, rappelle mère Rose, il n’y avait pas de pendule pour sonner minuit dans la pièce Cendrillon [prévue au programme de la fête] : alors, Jacques Brel a enregistré le chant de son coq sur bande et il s’est occupé de la régie du spectacle, heureux comme un enfant. Il aimait être traité comme cela ; il était très simple. »