On l’a dit, c’est le 1er septembre 1976, précisément deux ans après le décès de son grand ami Jojo, qu’il commence à renouer avec la chanson. « Je l’aimais, tu sais, avoue-t-il à Maddly ce jour-là. Je suis devenu orphelin le jour de sa mort. Je me souviens que je l’avais noté sur le livre de bord, mais c’est vrai, c’est vrai. Je le sais encore mieux maintenant[89]. » Mais, avant cela, entre janvier et fin août — avec une seule parenthèse franco-belge, en début d’année, pour un contrôle médical —, Jacques et Maddly vont prendre le temps de vivre… Entre deux sauts « en ville », à Tahiti, via Air Polynésie et son vol du lundi, pour faire leur marché — c’est-à-dire se réapprovisionner en vivres et passer commande des objets lourds ou volumineux, que la « goélette » acheminera ensuite aux Marquises : du mobilier, de l’électroménager ou du matériel divers, comme la chaîne stéréo qui servira d’abord à la kermesse du collège Sainte-Anne —, les amants d’Atuona aménagent peu à peu, modestement, leur petite villa qui surplombe le village.
Une fois repeinte en blanc, ils lui ajoutent une petite terrasse protégée du soleil par un pan de la toiture, où ils prendront tous leurs repas et recevront leurs amis à dîner (quand il ne pleut pas !) ; ils la meublent et la décorent à leur goût (pas ou peu de souvenirs personnels, si ce n’est une photo des filles de Jacques), de façon certes sommaire mais suffisamment accueillante pour y héberger un hôte ou un couple de passage. Pas de télé ni de téléphone à Hiva Oa ; l’électricité elle-même, qui fonctionne dans la journée avec un groupe électrogène municipal (offrant la possibilité de climatiser), est coupée à 22 heures : « On n’a pas l’électricité la nuit, expliquait Jacques un soir qu’il avait des pilotes à sa table[90], mais on vit admirablement au pétrole [lampes, réfrigérateur, etc.]. Il y a des tas de choses qu’il n’y a pas, mais on s’aperçoit que ces choses ne servent jamais à rien. Il n’y a pas la télévision, on s’en porte très bien. On lit beaucoup plus, on parle beaucoup plus, on rit beaucoup plus, puisqu’on est obligé de faire soi-même ce qu’éventuellement quelqu’un, un jour, peut faire à la télévision pour vous. Et Dieu sait que c’est rare. Alors on se le fait soi-même. On fait le couillon ! »
À domicile, côté loisirs, information (Jacques est abonné au Canard enchaîné) et culture, le couple n’a guère d’exigences. Sans parler de la guitare puis de l’orgue électrique qui serviront à composer l’album, ils se satisfont de leur chaîne stéréo (avec une discothèque de musique classique pour l’essentiel), d’un récepteur radio à ondes courtes (« J’ai mon gros poste de radio qui capte le monde entier. Je reçois épisodiquement l’émetteur de Papeete qui croit être un gros émetteur. Cela me donne un journal de six à sept minutes, j’ai chronométré, on sait s’il y a la guerre ou pas »), d’un magnétophone et d’une bibliothèque extrêmement bien fournie, car Jacques lit ou relit beaucoup — sa dernière commande à Tahiti sera les œuvres complètes de Shakespeare.
Après son décès, Maddly Bamy en dressera l’inventaire. Elle recensera des dizaines d’ouvrages d’auteurs classiques (Dickens, Diderot, Hugo, La Bruyère, La Fontaine, Maupassant, Montaigne, Montesquieu…) ou contemporains (Aymé, Blondin, Buzzati, Camus, Céline, Colette, Gary, Gide, Giono, Pascal Jardin, Lowry, Malraux, Merle, Miller, Modiano, Vian…), de penseurs et philosophes divers (Simone de Beauvoir, Descartes, Freud, Hegel, Kierkegaard, Leprince-Ringuet, Lévi-Strauss, Nietzsche, Nizan, Jean Rostand, Sartre, Simone Weil…), de poètes (Aragon, Breton, Desnos, Prévert, Saint-John Perse…) et de dramaturges (Giraudoux, Molière, Montherlant, Pouchkine…). Mais aussi des récits de voyages ou d’aventures (Bodard, Cendrars, Conrad, Homère, Kessel, Kipling, Saint-Exupéry, Stevenson…), les Mémoires du général de Gaulle, la bio de Léon Blum par Jean Lacouture, La Paille et le Grain de Mitterrand, La Chanson française de Jacques Charpentreau… et bien sûr L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, de Cervantes. Beaucoup d’autres encore[91], dont certains ouvrages pratiques (sur l’aviation, le yachting, le jardinage, l’électricité, la médecine…) ou historiques comme l’Histoire du Far West.
Pour embellir encore la maison et son jardin où, parmi d’autres essences endémiques (dont le bien-nommé jacquier !), les fruits (noix de coco, bananes, mangues…) se ramassent à la pelle, Jacques et Maddly vont y faire pousser une végétation folle et drue d’hibiscus, de bougainvillées, de frangipaniers et autres fleurs de tiaré[92], s’essayant même à cultiver des plantes aromatiques. L’« auteur, compositeur, chanteur acteur, comédien de comédie musicale, metteur en scène, pilote professionnel première classe, capitaine au grand cabotage, rêveur… et cancéreux », ainsi qu’il se qualifie un jour auprès de Maddly, s’est en effet découvert une nouvelle passion pour l’art culinaire. Mais, en dépit de tout cela, malgré ces efforts pour rendre les lieux plus attrayants, rien n’y fera : au fil des mois et même des deux années et demie à suivre, les visites de parents, d’amis, voire de relations professionnelles d’avant les Marquises, seront fort rares, pour ne pas dire inexistantes.
Bientôt germera donc dans l’esprit de Jacques l’idée de bâtir une maison plus confortable et spacieuse, offrant toutes les commodités nécessaires à l’accueil de visiteurs arrivant des Antipodes ; où l’air aussi serait plus respirable pour lui grâce à une altitude plus élevée et une meilleure exposition, avec « vue imprenable » sur Atuona et l’océan. « Sais-tu pourquoi Lino n’est pas encore venu ? », demande-t-il fin 1976 à Paul-Robert. Pas à cause de la distance, lui explique-t-il avec sérieux, mais « par peur des cafards ! ». Une fois achevée cette future demeure, avec un bungalow climatisé réservé aux invités, Lino Ventura n’aura plus d’excuses… Quant à Georges Brassens, grand ami commun avec lequel il continue de correspondre, Brel ne connaît que trop son tempérament casanier et sa résistance au voyage, pour espérer le convaincre de faire un si long déplacement.
En attendant la mise en œuvre de ce projet (auquel ils ne songeront qu’après une première année passée sur place), Jacques et sa Doudou s’installent pour de bon dans la maison cernée, de part et d’autre de son chemin d’accès, par le sabre et le goupillon : la gendarmerie (avec le monument aux morts marquisiens des deux guerres — un seul par guerre !) et le grand calvaire blanc. Sans parler de la mission catholique, de l’église et du collège Sainte-Anne qui, bien que situés plus bas dans le village, restent à portée de voix ; au point d’entendre fort bien les élèves en récréation, et encore plus la chorale, quand elle interprète des chants marquisiens polyphoniques. « C’est beau, mais c’est copieux ! », s’écrie Brel un jour, en fin d’après-midi. L’anecdote, particulièrement réjouissante, est rapportée par Fiston Amaru[93], le postier : « Nous bavardions à quelques-uns sur sa terrasse. En bas, la chorale répétait les chants de la messe et on ne s’entendait plus parler. Alors Jacques s’est levé et il a entonné une chanson paillarde ! La chorale s’est arrêtée tout de suite… Et nous avons repris nos conversations. »
Plus tard, ce sera au tour des pensionnaires d’entendre Brel dans ses propres œuvres, s’exerçant aux chansons de son prochain disque. « Depuis l’école, se rappelle une ancienne élève des sœurs, on l’entendait souvent chanter, on avait l’impression qu’il était heureux de vivre, toujours de bonne humeur. » Cela lui prendra près d’un an, du 1er septembre 1976 à l’été 1977. Un an pour aboutir à dix-sept titres — de quoi envisager un double album 30 cm — mais sans renoncer pour autant à ses habituelles occupations : la vie au quotidien avec table ouverte le soir aux amis d’Atuona, aux pilotes et marins de passage, les séances de cinéma en plein air, le transport du courrier, les évacuations sanitaires, les balades à travers l’île… Outre les séjours réguliers à Tahiti, comme la période passée à revalider sa licence de pilote, qu’il met à profit pour faire découvrir les îles de la Société et des Tuamotu à Marouani et Salvador. Et, pour mener à bien leur écriture et leur composition, Jacques a besoin de tester ses chansons à haute voix et à tue-tête. Or, tout amputé d’un poumon qu’il soit, sa voix forte et assurée porte loin.
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C’est dans ce jardin que sera prise (avec l’appareil apporté par mère Rose) la photo de Brel (habillé de blanc et joignant les mains) avec les sœurs, un jour qu’il les avait toutes invitées à déjeuner chez lui.