Il a d’ailleurs prévenu Maddly, quitte à exagérer un peu l’aspect asocial de son comportement en phase de création : « Veux-tu que je fasse un disque ? Ne réponds pas tout de suite. Réfléchis bien. Je ne suis pas drôle quand je travaille. Tu n’as jamais vu ton vieux travailler, je suis infernal. Il faut que je gueule mes chansons ! Et pour cela, il faut que je sois seul. Je ne l’ai jamais fait devant personne[94]… » Il est vrai que, jusque-là, Jacques n’avait guère eu le loisir de se poser pour écrire de nouvelles chansons. La plupart du temps, elles naissaient en tournée à ses moments perdus, entre deux galas, en profitant des balances avec ses musiciens pour se les mettre peu à peu en bouche, avant de les tester finalement, un soir, en public. Et ça n’est qu’une fois largement éprouvées en scène qu’il décidait de les enregistrer, ou pas.
Aux Marquises, Jacques laissera des traces indélébiles de la gestation de ces chansons-là. Dans le souvenir des gens, bien sûr, mais aussi — ô surprise ! ô superbe trouvaille ! — sous forme d’enregistrements. Comme s’il avait voulu qu’on les y déniche, un jour, pour faire mentir ceux qui ont dit, écrit ou laissé entendre qu’il avait perdu sa voix à la suite de son opération et qu’il avait fallu tricher à Paris, en septembre 1977, lors des séances d’enregistrement. C’était bien mal le connaître ! « Tais-toi donc, Grand Jacques / Et laisse-les donc crier. » Il aura d’ailleurs ce mot resté célèbre, après avoir été informé de l’intention de Serge Lama de reprendre son répertoire[95] : « Vous direz à Lama qu’il me reste encore un poumon ! » Sous-entendu : « Je suis malade, peut-être, mais toujours capable de chanter ! » Voire comme au temps d’Amsterdam…
D’ailleurs, Jacques Brel a chanté, aux Marquises. Pas seulement, comme on vient de le voir, pour le bénéfice involontaire des « sœurs d’alentour » et des élèves de Sainte-Anne, mais de façon délibérée, une fois ses chansons terminées… comme on le verra. Une chose est avérée, que Maddly a confirmée : chez lui, sur la terrasse, dans le jardin (ou même dans la petite piscine en rond, creusée dans le sol), Jacques chante vraiment « tout le temps ! ». Pas ses anciennes chansons — « ou alors en plaisantant », précise-t-elle, en les parodiant, comme avec La Fanette : « Nous étions deux couillons / Que Fanette trompait… » —, celles d’autres auteurs et seulement des extraits, des refrains, mais aussi et surtout des airs d’opéra.
Dans son salon, du reste, c’est de la musique classique qu’il écoute « en permanence », rarement de la chanson. Sur disque ou copiée sur bandes — Maddly s’en charge — pour qu’elle défile des heures durant… Une anecdote à ce sujet, rapportée par l’un des témoins de la vie de Brel à Hiva Oa, Jean Saucourt : « Il écoutait Radio Tahiti et pestait contre la programmation musicale, essentiellement anglo-saxonne. “Des américâneries”, déplorait-il. Un jour, on a appris qu’il avait écrit à la direction pour leur suggérer de diffuser de la chanson française, de la chanson qui s’écoute, pas seulement qui se danse, mais aussi du classique… Et puis, quelque temps après, dans l’émission musicale du matin, on a entendu l’animateur annoncer : “Et maintenant, le quart d’heure de musique classique… pour M. Jacques Brel” ! »
L’histoire n’est pas finie, car, lors d’une de ses virées « en ville », à Tahiti, Jacques tombe sans le vouloir sur l’animateur en question. Il s’appelle Jean-Michel Deligny. C’est un ancien guitariste de la bande à Johnny, Sylvie et autre Carlos, du temps du yé-yé, dont les goûts musicaux n’ont pas varié depuis cette époque. Il n’a jamais écouté un disque de Brel, bien qu’il en ait acheté un à ses débuts, pensant découvrir un guitar hero à la française ou un émule des Shadows, la pochette affichant un personnage s’appuyant sur une guitare[96]. Mauvaise pioche : « J’ai écouté et je ne suis pas allé jusqu’à la fin du premier morceau, avouera-t-il[97]. J’ai offert le disque à ma mère ! »
Arrivé six ans plus tôt à Tahiti, Deligny est devenu producteur à RFO (Radio Tahiti) et animateur de l’émission matinale (l’émission de 6 heures : en Polynésie, on se lève avec le soleil et on se couche avec lui). Et c’est dans une clinique de Papeete, où il s’est rendu au chevet de son vieux copain Carlos, victime de calculs rénaux alors qu’il se trouvait en vacances à Moorea, qu’a lieu l’improbable rencontre. Drôle d’endroit pour une rencontre ? Le responsable indirect en est le Dr Thomas, chez qui séjournent Brel et la Doudou ; c’est lui qui a fait hospitaliser en urgence le fils de Françoise Dolto, lui qui leur propose de l’accompagner à la clinique, lui aussi qui rapportera la scène :
« J’ai une visite à faire en ville. Et j’ai pensé que vous pourriez venir avec moi.
— Tu crois que je saurai me servir d’un bistouri ?
Il fend l’air de son bras comme Zorro !
Faut dire qu’il a appris l’escrime pour le tournage du film Mon oncle Benjamin…
— Et qui veux-tu que je pourfende ?
— Carlos !
Je raconte l’aventure de Carlos et de son mauvais calcul. De ses vacances écourtées.
Brel se lève aussitôt :
— Mais on vient avec toi ! Maddly ! Mon épée, mon armure[98]… »
Le lendemain, prévenu par Carlos que Brel lui a promis de revenir, Jean-Michel Deligny est présent. Il en résulte une soirée improvisée mais bien arrosée, autour de quatre pizzas, à la clinique ! « À quatre, précisera l’animateur[99], nous avons fini cinq bouteilles de vin. Je ne sais pas comment Brel a supporté ça. Ce que je sais, c’est que c’est lui qui, avec l’aide de Maddly, m’a ramené à ma voiture. Je n’en ai aucun souvenir. Je me suis réveillé dans l’auto et j’ai trouvé un mot : “Bien aimé cette soirée. Parle pas trop de moi à la radio. On s’écrit !” De fait, il m’a écrit des Marquises et, quand il est revenu à Tahiti, je les ai invités à la maison. »
Après avoir convaincu Deligny « par A + B » du bien-fondé de passer un peu de musique classique dans son émission, Jacques remonte au créneau, lui suggérant cette fois de diffuser de temps à autre un morceau d’un de ses musiciens préférés, Franz Schubert. Et l’animateur de s’exécuter de bon cœur, en évitant désormais de le citer nommément : « Quand je le faisais, j’annonçais toujours : “Et maintenant, le petit Schubert des Marquises !” » Joli clin d’œil. Lors d’un séjour ultérieur, alors que Brel joue avec le gros chien de Jean-Michel, « un doberman d’une gentillesse extraordinaire mais qui faisait peur à tout le monde, et qui aimait à se blottir contre Jacques », celui-ci lui suggère : « Il y a une photo à faire ! » Car, s’il fuit les paparazzi qu’il craint comme la peste, Jacques Brel ne rechigne pas à se faire photographier en privé.
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Il s’agit du troisième album 25 cm, paru en juin 1958, et débutant par