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Ce jour-là, il pose complaisamment avec le chien, seul ou en compagnie de Maddly. Une pellicule y passe : trente-six poses. La chose n’est pas anecdotique, car c’est précisément de cette séance que sera tiré le fameux portrait en médaillon sur fond bleu du dernier album, cheveux courts, barbichette et doigt sur la bouche. Le moment venu, le chanteur retiendra lui-même cette photo et la remettra à Barclay, après avoir dit à Deligny : « Celle-là, tu la vends le maximum ! » Une photo, devenue rapidement « culte » pour tous les amateurs de Brel, que l’on n’aurait peut-être jamais connue si un certain Adolphe Sylvain, le grand photographe de Tahiti, n’avait pas oublié le rendez-vous fixé par Jacques… Une photo où celui-ci, à travers son expression complice, semblait s’adresser directement à tous ceux qui avaient tant attendu ce nouvel album, sans oser l’espérer, après plusieurs années de silence discographique. Comme s’il voulait dire : « Ne vous inquiétez pas, je vais bien et je vis aux Marquises, je veux simplement qu’on me laisse tranquille ; mais je ne vous oublie pas et, pour le prouver, je vous offre ces chansons. » Peut-être fut-ce l’intention de Jacques a posteriori, mais on sait maintenant que, sur le moment, les circonstances furent plus prosaïques. C’est Deligny qui l’a révélé[100] : le doigt sur la bouche, « c’est parce que Brel essaie de faire taire le doberman ! ».

Mais retournons à Hiva Oa où, comme dans la chanson, « l’aventure commence à l’aurore ». Dans cette maison d’amour et d’amitié où Jacques et Maddly sont assistés chaque matin d’un « homme de maison », Fii, et d’une femme de ménage, une proche voisine nommée Matira. C’est elle qui garde les lieux, en s’installant à demeure avec ses trois enfants, dormant même dans le lit du couple quand celui-ci effectue des séjours en Europe. Le tableau de la maisonnée ne serait pas complet si l’on oubliait de citer Mimine, la chatte qui a choisi d’y élire domicile, et bientôt ses trois chatons, que Brel, fin plaisantin autant que fin lettré, va baptiser Waterloo, Waterloo et Morne Plaine !

À défaut de recevoir d’anciens amis, ils sympathisent avec des habitants d’Hiva Oa, popaas ou Marquisiens de souche. Avec les sœurs, qui « animent admirablement leur école, confie Jacques à PRT. J’aime rencontrer sœur Élisabeth. Elle est douce et humaine. Elle voit tout et sait tout. Elle admet les petits écarts, comme elle admet l’anticléricalisme revendiqué dans mes chansons. Aux Marquises, l’habit fait moins le moine qu’ailleurs ». Avec le curé, le père André qu’il salue dans les rues d’Atuona d’un tonitruant et systématique « Dieu est mort ! ». Avec le postier Fiston Amaru qu’il a pris en affection et qu’il appelle toujours « vieux pédé », alors qu’il n’est ni homo ni vieux, à l’instar de tout représentant de la gent masculine. Avec le prof de maths, Marc Bastard, au lourd passé d’aventurier. Avec Raymond Roblot, un viticulteur bourguignon bien connu, rencontré au pique-nique du jour de l’an 1976, venu lui aussi s’installer aux Marquises, lassé de sa vie en France[101]. Avec Victorine Matuaiti, dite Vito[102], et Christian Rauzy, le frère du maire, tous deux membres du personnel soignant de « l’hôpital » (en réalité, le dispensaire). Avec le mécanicien d’Atuona, Luigi Conscient, toujours prêt à rendre service. Avec la propriétaire de la maison, Hei Teupua. Avec le maire, bien sûr, Guy Rauzy… et puis avec Jean Saucourt, un pied-noir installé de longue date en Polynésie, devenu conducteur de travaux publics — il est alors « responsable de secteur de l’équipement des Marquises sud » —, et sa femme marquisienne, Aline.

Tout ce petit monde est invité plus ou moins régulièrement à boire un coup sur la terrasse, voire en maillot de bain dans la petite piscine (comme en témoigne une photo que l’on a trouvée sur place, où l’on voit Jacques trinquer joyeusement avec Bastard et Roblot, assis tous trois dans l’eau, immergés jusqu’au buste), ou à dîner. Aujourd’hui à la retraite (il loue cependant quelques bungalows tout équipés et offre à l’occasion ses services de guide culturel, sous réserve de lui paraître suffisamment motivé !), Jean Saucourt en témoigne pour la première fois, ayant toujours refusé auparavant de livrer ses souvenirs sur Brel. Il faut dire que l’homme en impose ! Physique trapu de baroudeur, un peu ours, c’est un vrai personnage de roman, qu’on dirait tout droit sorti du Salaire de la peur  :

« D’abord, Jacques Brel exigeait une tenue correcte pour dîner chez lui. Maddly était en robe de soirée et Jacques nous recevait dans un smoking blanc, très classe, avec nœud papillon. Au bout d’un moment, il demandait à Maddly ce qu’elle proposait à boire, en précisant aussitôt, comme une sorte de rituel : “Je crois que le champagne s’impatiente !” On discutait de tout et de rien, et puis on passait à table, on dînait à l’extérieur sur la terrasse…

— Parliez-vous de sa carrière de chanteur, des films qu’il avait tournés, des personnalités qu’il connaissait ?

— Non. On parlait de la vie quotidienne. Par exemple, de l’avancée des routes dont je m’occupais, il fallait tracer des pistes, ou aménager celles qui existaient déjà pour les rendre carrossables. Jacques avait d’ailleurs l’habitude de passer nous voir, il venait nous saluer et plaisantait avec nous. “Alors, les gars, vous avez fait combien aujourd’hui ?” Il parlait du nombre de mètres qu’on avait tracés ou aplanis avec nos engins…

— Il conduisait lui-même ?

— Oui, il était accompagné de Maddly ou de gens de passage, des marins ou autres, auxquels il faisait découvrir l’île ; enfin, là où il était possible de passer…

— Quelle voiture avait-il ?

— Une Toyota Jeep[103], un 4 × 4 bien sûr, indispensable pour circuler ou se rendre, par exemple, jusqu’à l’aérodrome : la piste était sinueuse, étroite et très dangereuse, surtout en temps de pluie où elle se transformait en patinoire. Il a fait venir aussi une moto Suzuki par la goélette, mais le temps lui a manqué pour en profiter comme il l’aurait voulu.

— Combien de temps ont duré ces travaux ?

— Environ sept ans. On a démarré en 1972, pour ouvrir la route de l’aéroport. Et on a fini en 1979, en arrivant à Puamau[104].

— Y avait-il déjà des pistes bétonnées quand il est arrivé en novembre 1975 ?

— Non, il n’y avait que des pistes de terre quand il était là. Avant son départ, en juillet 1978, on avait seulement fait un peu de goudronnage dans le village. Le cimentage des pistes date de 1986.

— Et le téléphone ?

— Il n’y en avait pas chez l’habitant. Il est arrivé au début des années 1980 et il a fallu attendre 1986 pour avoir l’automatique.

— Avez-vous conservé des photos avec Jacques ?

— Non, seulement les cartes postales qu’il nous envoyait à ma femme et moi quand il regagnait la France ou quand il revenait par le chemin des écoliers. On savait qu’il voulait être tranquille et qu’il fuyait les photographes. Alors on respectait ça. Un jour, Éric Tabarly est arrivé à Hiva Oa, il voulait rencontrer Brel, mais ils n’ont fait que s’apercevoir car Tabarly était suivi par quantité de journalistes. Jacques s’est sauvé en voiture dans la vallée pour qu’on ne puisse pas le prendre en photo…

— Avez-vous un regret quelconque ?

— Bien sûr. Le regret de ne pas l’avoir mieux connu. D’avoir manqué de temps pour le faire. Ici, Jacques Brel était un habitant comme les autres, il n’y avait pas de raison de le harceler de questions, on le laissait en paix. C’est d’ailleurs pour cela qu’il ne manquait pas de projets sur place… Il avait même obtenu un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans pour le terrain où il comptait faire construire sa maison. Un terrain de onze hectares. Il l’avait choisi au-dessus du village, pour bénéficier d’une meilleure circulation de l’air et pour se rapprocher de l’aéroport. Il avait fait dessiner les plans, à son idée, par un architecte de Papeete et les travaux d’accès depuis la route étaient en cours… Pour nous, il était clair qu’il allait rester. »

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100

À Eddy Przybylski, auteur de Jacques Brel, la valse à mille rêves (op. cit.), la bio la plus complète consacrée au Grand Jacques, avec celle, antérieure de dix ans, de Marc Robine.

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101

Un jour d’agapes un peu trop arrosées, il sera victime d’hydrocution en plongeant de son bateau : sur sa pierre tombale, quelques mètres plus haut que celles de Brel et Gauguin, on a sculpté une grappe de raisin en guise d’épitaphe !

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102

Curiosité : en 1970, Brel écrivit les textes des chansons d’une comédie musicale pour enfants, restée inédite, Le Voyage sur la lune ou Ce qui s’est réellement passé le 21 juillet 1969 à 2 h 56 T.U. (livret de Jean-Marie Landier, musiques de François Rauber), parmi lesquelles une Chanson de Victorine.

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103

Plus précisément une Toyota Land Cruiser FJ40 vert foncé.

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104

À l’extrême est de l’île, à proximité du site archéologique peut-être le plus riche et le plus étendu (près de deux hectares) de la civilisation marquisienne, à son apogée avant l’arrivée des Européens.