« Mozart est mort seul, accompagné à la fosse commune par un chien et des fantômes, écrira un demi-siècle plus tard Léo Ferré. Il fallut quêter pour enterrer Bela Bartok. Rutebeuf avait faim. Villon volait pour manger. » Il aurait pu ajouter que Gauguin fut pourchassé jusqu’à la mort par les tenants de l’ordre, avant de conclure : « Tout le monde s’en fout… La lumière ne se fait que sur les tombes[111]. »
Sur la fin, incapable de marcher et même de rester debout, « il pouvait voir ses jambes, rouges, tuméfiées, énormes, dont les plaies le faisaient cruellement souffrir[112] ». Des douleurs à ce point insupportables qu’il avait recours, pour tenter de les calmer, au laudanum ou à la morphine que lui fournissait, compatissant, le pasteur protestant[113] d’Hiva Oa (qu’on appelait alors la Dominique).
Conscient du danger, Paul avait demandé à son ami américain Varney, qui tenait le magasin où il s’approvisionnait, de l’autre côté de la rue, de conserver sa dernière seringue et ses fioles de drogue. Mais, le 7 mai 1903, endurant le martyre, il fit appeler le marchand et le supplia de lui rapporter le tout. Le lendemain vers 11 heures, le pasteur Vernier le trouva sans vie, « une jambe pendante, hors du lit, mais chaude encore »… Overdose ? « Quelqu’un remarqua plus tard — était-ce Varney ? — qu’une fiole vide reposait près des lunettes, sur la table de chevet du défunt. Du laudanum ? Quelle importance ! Personne ne le sut jamais… Personne non plus ne put s’opposer à l’autodafé exigé par monseigneur Martin. Là-bas, écrit son biographe Pierre Berruer[114], à quelques centaines de mètres, sur la plage où germaient des cocos, deux chevaux blancs couraient, insouciants et joyeux. »
Jean Saucourt, aujourd’hui : « Je connais quelqu’un, ici, qui dispose encore du carnet de facturation du magasin Varney, comportant la liste des produits que Gauguin achetait à crédit, avec sa signature à chaque nouvel achat ! Je l’ai vu une seule fois, et depuis il m’est impossible de convaincre la personne concernée de mettre ce carnet à la disposition du patrimoine… »
Jacques Brel, Atuona, 1977 : « Quand on va à Paris, les gens nous demandent : “Mais qu’est-ce que vous pouvez donc faire toute la journée aux Marquises ?” On vit. On est occupés toute la journée à vivre sa journée. » Un soir, à des pilotes d’Air Polynésie qu’il a invités à dîner, il précise : « Il faut du temps pour tout et on prend du temps pour tout. Par exemple, notre voiture est en panne. Comme il n’y a pas de garagiste, il faut trouver un gars qui connaît bien, qui veut bien… Il n’y a pas de station essence, on met une demi-journée pour faire le plein[115]. » Sans parler de la cuisine, puisqu’il prend en charge tous les repas : « Il n’y a pas de restaurant, alors je fais la cuisine… En plus, ici, c’est excitant d’essayer de faire de la bonne cuisine parce qu’il n’y a rien du tout. Les viandes congelées de Nouvelle-Zélande arrivent à Tahiti et nous sont réexpédiées par les goélettes, et les herbes sont inexistantes. J’ai apporté du persil, que j’ai planté… En ce moment, je me bats comme un fou pour l’oseille. Je voudrais pouvoir faire un saumon à l’oseille de mon jardin. J’ai déjà potassé la recette[116]. »
D’où lui est venu cet amour de la cuisine ? Il s’y est toujours intéressé, assure-t-il, mais c’est à bord de l’Askoy, sur l’Atlantique mais surtout pendant la si longue traversée du Pacifique, qu’il y a pris goût. « Sur un bateau, c’est encore un peu plus pointu parce que ça bouge et je mettais un point d’honneur à ne pas ouvrir de boîtes. J’ai donc étudié sérieusement dans différents livres et je peux dire que je fais vraiment la cuisine[117]… » Cela se saura très vite à Tahiti, tant et si bien que les pilotes invités à sa table n’arriveront jamais sans provisions. « Tout est aventure quotidienne. C’est une aventure de trouver des œufs, alors qu’il y a des coqs et des poules à profusion. Mais les poules sont en liberté, comme les gens. Et elles pondent dans les taillis. Aucune crudité, si ce n’est quelques tomates, oignons et concombres. Par contre, on regorge de fruits succulents… Le poisson est excellent[118]. » Bref, il faut savoir s’organiser, apprendre à anticiper, prévoir qu’on va manquer de riz… « C’est une habitude à prendre. Si on veut quelque chose en décembre, on le commande en août. Ce n’est pas plus compliqué. »
La table, elle, est toujours l’œuvre d’un chef étoilé. Que le plat de résistance soit relativement simple, comme le couscous que Jacques prépare la première fois pour Jean Saucourt, ou sophistiqué comme le poulet à la Neva qu’il réserve à Marc Bastard. Car Jacques est extrêmement attentionné avec ses invités. D’autant plus, sans doute, qu’il les choisit avec soin, rejetant régulièrement des demandes de fonctionnaires désireux de le rencontrer. C’est donc un vrai privilège d’être invité à sa table. Jean Saucourt se souvient de cette première fois : « Jusqu’alors on n’avait fait qu’échanger quelques mots, en se croisant dans le village ou sur le chantier. Mais le jour où il nous a fait part de son invitation, ma femme et moi, après avoir précisé que la tenue de soirée était de rigueur, il m’a demandé : “Au fait, c’est quoi ton plat préféré ?” Comme je suis originaire d’Algérie, j’ai répondu : “Le couscous.” Sur le moment, j’ai pensé qu’il m’avait posé la question comme ça, histoire de parler. Et puis, le jour venu, quand on est passés à table, après l’apéritif — champagne et caviar ! — et l’entrée, il est arrivé de la cuisine portant un plat de couscous ! Il l’avait préparé tout exprès pour moi… »
Autre témoignage du même genre, celui de Marc Bastard, devenu le meilleur ami de Jacques à Hiva Oa. Lequel, curieusement, montrait une certaine ressemblance physique avec Jojo… « M’ayant souvent prié à déjeuner ou à dîner chez lui, il me posa un jour la question suivante : “Quel plat as-tu le plus apprécié dans ta vie ?” Ma mémoire gustative se mettant en marche, je sortis au bout d’un moment : “Le poulet à la Neva.” C’était pour moi le souvenir ancien d’un soir de réveillon chez des amis de ma famille. Pour fixer les idées, le poulet à la Neva n’a rien du poulet chasseur de nos grands-mères. La volaille est désossée, cuite et entièrement reconstituée avec, mêlés à la chair de l’animal, du foie gras, des truffes et de la crème fraîche. Le tout est enrobé de gelée. Les rondelles de truffe restent apparentes. C’est une œuvre d’art et de goût. Le tout se découpe en tranches. On trouve ce plat de luxe chez les grands traiteurs parisiens, mais il n’est pas à la portée du cuisinier amateur moyen.
« Sur le moment, et dans mon esprit, sa question et ma réponse sur mon plat préféré n’avaient qu’un caractère documentaire. Or, le soir du premier de l’an 1977, dans la maison de la colline, à la lueur des chandelles, avec la phrase traditionnelle “Le champagne s’impatiente”, par laquelle il accueillait ses hôtes, Jacques s’éclipsa un moment et revint… avec un superbe poulet à la Neva, confectionné de ses mains ! »
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Préface à
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Le pasteur Vernier, qui avait étudié la médecine, était un missionnaire que Gauguin estimait et consultait de temps à autre. Début avril 1903, un mois juste avant sa mort, il lui avait fait porter ce mot : « Serait-ce abuser que de vous demander une consultation, mes lumières devenant tout à fait insuffisantes ? Je suis malade. Je ne peux plus marcher. »
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Journaliste à