On le voit, Brel excellait dans tout ce qu’il entreprenait, dès lors qu’il en avait envie. Car le talent, assurait-il, c’est d’avoir envie ; le reste, « un pour cent d’inspiration » excepté, n’étant qu’affaire de « transpiration ». C’est-à-dire d’apprentissage et de travail. Lucidité ou humilité des gens réellement doués ? Après l’avoir entendu maintes fois développer sa théorie, cette question m’a toujours habité, au point que jamais je n’ai manqué de la poser aux créateurs les plus brillants que j’ai fréquentés. Écrivains, auteurs-compositeurs, musiciens, poètes… À Frédéric Dard, à Léo Ferré, à Claude Nougaro, par exemple. Hommes de grand talent, s’il en est, ils étaient aussi et surtout, au quotidien, des bourreaux de travail. Des stakhanovistes de la transpiration… Tout comme Albert Einstein, pourtant l’archétype même du génie, à en croire sa première épouse, Mileva, qui avait assisté, en excellente mathématicienne qu’elle était, à la gestation de la théorie de la relativité ; aux journalistes se pressant soudain à leur porte, dans l’espoir d’obtenir une déclaration du « génie », tout juste nobélisé, elle répondit : « Mon mari se tue au travail. Voilà en quoi consiste son génie. » Le physicien lui-même, par ailleurs grand amateur de musique et violoniste accompli, déclara : « Je ne pense pas que mon cerveau soit exceptionnel. Je suis seulement plus obstiné et plus passionné que la plupart des gens. »
Plus obstiné, plus passionné, le Grand Jacques l’était assurément. En toutes choses. Avec un petit plus : son empathie naturelle (« J’ai mal aux autres ») qui a permis que son souvenir reste aussi fort et vivace à Hiva Oa. Au final se dessine le portrait d’un homme debout, « de l’aube claire jusqu’à la fin du jour[119] ». Un homme qui jamais n’a courbé l’échine, ni devant quiconque ni face aux circonstances, aussi tragiques fussent-elles. Gauguin réincarné ou Don Quichotte des temps modernes. Seule la Faucheuse à laquelle nul n’échappe aura finalement eu raison de lui — ou plutôt de son enveloppe charnelle.
Serait-il impossible de vivre debout ? Aux Marquises, où l’attendait « la douce chaleur » de sa dernière couche, Jacques Brel n’a cessé de donner la preuve du contraire.
9
ET NOUS VOILÀ, CE SOIR…
Avant de retourner à Hiva Oa pour découvrir un poète s’échinant à la tâche et un homme multipliant les activités et les projets, il faut jeter un œil en arrière dans le cours de ce voyage au bout de la vie. Le temps de voir comment Jacques Brel, délaissant la scène et les plateaux de cinéma, est arrivé jusqu’à cette terre ultime, battue par un océan pas si pacifique que cela. Une île chaude et humide comme une matrice, une île rêvée depuis l’enfance où, jolie métaphore pour dire qu’aux Marquises le temps s’immobilise faute de saisons marquées, « s’il n’y a pas d’hiver cela n’est pas l’été »…
Un peu plus d’un an après avoir définitivement largué les amarres, le 24 juillet 1974, au port d’Anvers, barrant désormais l’Askoy en la seule compagnie de Maddly Bamy, Jacques Brel quitte le 22 septembre 1975 le port de Balboa, à l’extrémité sud-est du canal de Panamá. Il arrive des Antilles (où sa fille France a débarqué mais où sont allés le rejoindre ses amis Charley Marouani, l’imprésario, puis Arthur Gélin, le chirurgien belge qui a participé à son opération), après des escales aux Açores, à Madère et aux Canaries. « Et voici le Pacifique / Longue houle qui roule au vent / Et ronronne sa musique / Jusqu’aux îles droit devant[121]. » À bord de ce long et vieux yawl noir baptisé le 19 mars 1960 du nom d’Askoy II (dont Brel s’est contenté de supprimer le chiffre, atténuant ainsi le risque lié à la superstition selon laquelle changer le nom d’un bateau porte malheur), de nombreux livres[122] (parmi lesquels L’Ile de Robert Merle…), un magnéto à cassettes, une guitare et même un accordéon. En mer, il lui arrivait de prendre sa guitare, se souvient Maddly, « mais cela restait épisodique. Le bateau est gourmand en soins et il lui était très difficile de se consacrer à la musique ». Elle assure néanmoins l’avoir entendu chanter une première ébauche de La ville s’endormait, pendant que Jacques cuisinait…
Le 3 septembre 1975, quelques jours avant d’entamer cette traversée du Pacifique, Jacques écrit à celui qui n’est plus son imprésario mais reste un fidèle ami, Charley Marouani : « Déjà un an que Jojo est mort ! Cela va vraiment de plus en plus vite. Et j’espère qu’il ne s’ennuie pas trop en m’attendant. » Il ajoute : « Durant quarante-cinq jours de mer[123], je penserai bien à toi et je sais que tu penseras à moi. À la joie de te revoir… » De fait, Charley sera l’une des rares relations « d’avant » à lui rendre visite, voire le seul à le faire à plusieurs reprises (c’est lui aussi qui hébergera Jacques à chacun de ses retours en Europe). D’abord aux Antilles, quelques mois auparavant, Charley étant un pêcheur passionné ; plus tard à Tahiti avec Henri Salvador, durant l’automne 1976, et entre-temps à Hiva Oa, quelques jours seulement après l’amarrage en rade d’Atuona.
La correspondance entre Jacques Brel et Charley Marouani ne cessa jamais, du jour où le premier se tourna vers le large. Ainsi celui-ci — depuis Puerto Rico de Gran Canaria, après ce fameux Noël passé en compagnie d’Antoine qui ferait à tort (surtout pour le globe-flotteur !) couler tant d’encre et de fiel — annonçait-il à son ex-agent, qualifié systématiquement de « tendre Charley », son départ pour « l’autre côté » de l’Atlantique, les Antilles : « Voilà Charley. Je m’en vais, un peu crevé, mais il faut bien bouger, il faut bien vivre. » Un mois plus tard, le 29 janvier 1975, à Fort-de-France, il dressait l’état des lieux : « Eh bien, tu vois, ça y est, on est arrivés et après une traversée qui n’a pas été de tout repos, car cette année, vraiment, le temps est très perturbé. […] Mais on est bien heureux d’y être ! La santé semble convenable, mais ce n’est pas la grande forme et je ne peux que traiter tout cela par le mépris. France a été malade presque tout le temps et elle a débarqué ici. Nous ne sommes donc que deux à bord et cela fait beaucoup de travail. C’est bien. Comme ça, on ne pense à rien. »
La veille, dans son journal de bord, le capitaine avait écrit, le cœur sans doute en déroute, après un accrochage avec France : « Le capitaine n’a plus d’enfants ! » Mais s’il déclare à Maddly, selon elle : « Je suis heureux d’être orphelin de mes filles » (sachant que, chez lui, le sens de la formule l’emporte souvent sur le fond de sa pensée), Prisca Parrish constatera au contraire que « le manque de ses filles fait souvent surface. […] France adore son père et je suis sûre que Jacques l’adore, mais ils ont un problème d’incommunicabilité ».
Le père et la fille — peut-être celle des trois qui lui était le plus proche ; celle qui, d’ailleurs, créera et dirigera plus tard la Fondation internationale Jacques-Brel — ne se reverront qu’une seule fois, en juin de l’année suivante, dans la clinique de Bruxelles où Jacques reviendra pour des examens de contrôle. Dernière fois aussi pour Miche, invitée au restaurant en tête à tête et dont Jacques ne divorcera jamais, continuant même de correspondre régulièrement avec elle. Puis pour Pierre, le frère aîné pour lequel Jacques fera spécialement un aller-retour depuis Paris, rien qu’avec Charley qui l’héberge alors chez lui, à Neuilly. Ce soir de juin 1976, le moral semblait au beau fixe, comme l’indiquera ce témoignage du directeur du Prince de Liège, un restaurant situé près de la cartonnerie familiale, à Anderlecht, où Jacques et Pierre Brel s’étaient déjà retrouvés à plusieurs reprises : « Il avait apporté un album et il montrait, assez fièrement, les photos de sa maison, dans les îles[124]. » Sans doute Jacques espérait-il convaincre Pierre et sa compagne Béatrice de leur rendre visite.
122
Ayant prévu une grande bibliothèque sur le bateau, Jacques avait dressé une longue liste des livres à acheter, « dont certains, précisera Maddly, spécialement dans l’intention de me les faire lire ».