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Dans la dernière lettre qu’il lui adressera d’Atuona, il le lui suggère encore de façon implicite : « J’aimerais bien que l’on puisse se revoir avant dix ans ! Peut-être irons-nous en Europe dans un an. Et peut-être que vous deux… » Mais, on connaît la chanson, que ce soit à Orly ou à Hiva Oa, « la vie ne fait pas de cadeau ». La lettre était datée du 10 mai 1978. Cinq mois plus tard, quasiment jour pour jour, Jacky, le frère cadet, aura tiré sa révérence. C’est toute l’histoire des adieux à la ville de Jacques Brel : des adieux manqués, à l’inverse de ses adieux à la scène qui restent un modèle du genre, un exemple inégalé. En montrant ses photos d’Atuona à son aîné, pressentait-il cette sortie manquée, l’interdiction de nouveaux rendez-vous fixée, sans appel possible, par le destin ? Jacques, en tout état de cause, ne reverra plus aucun membre de sa famille. Jamais non plus il ne reviendra dans sa ville natale ; là où avait vécu son grand-père, où avait vécu sa grand-mère : « Il attendait la guerre / Elle attendait mon père / Ils étaient gais comme le canal / Et on voudrait que j’aie le moral[125]… »

Après ce dîner fraternel, Jacques et Charley quittèrent aussitôt Bruxelles pour regagner Paris en voiture. Là, lors de ce bref séjour dans la capitale française, juste avant de retrouver les Marquises, via Haïti et Papeete (c’est à cette occasion, rappelons-le, qu’aura lieu la rencontre avec le pilote Michel Gauthier), Jacques surprendra Charley par une repartie en totale contradiction avec l’optimisme affiché plus tôt auprès de son frère. À un chauffeur de taxi qui, l’ayant reconnu dans la rue, quitta brusquement sa voiture pour lui avouer son admiration et lui demander : « Quand vous reverra-t-on sur les planches ? », il répondit, l’air de rien, le sourire aux lèvres : « En fait de planches, je crois qu’on m’en prépare d’autres… » On imagine aisément la gêne, voire la stupeur, de son interlocuteur !

L’interprète-né jouait-il un rôle, capable qu’il était sur l’instant, rien que pour le plaisir d’un bon mot, sinon à travestir la réalité du moins à l’adapter à la situation présente ? Ou l’homme, déjà, ne se berçait-il guère d’illusions quant à son ultime sortie ? Ce jour-là, quoi qu’il en soit, le Grand Jacques a sans doute songé aux célèbres et angoissants octosyllabes de son ami Georges : « Est-il encore debout le chêne / Ou le sapin de mon cercueil[126] ? »

Mais n’anticipons pas. Nous étions aux Antilles, à la mi-février 1975. Charley Marouani vient d’atterrir à Fort-de-France, histoire de s’offrir quelques jours de repos, sur le bateau de Jacques, en s’adonnant tranquillement à sa passion pour la pêche en mer… Question tranquillité, toutefois, l’affaire fait long feu car c’est là que les paparazzi entrent en scène ! À bord du Kalais, qui avait navigué de conserve avec l’Askoy depuis les Canaries, Vic et Prisca sont également présents. « Ça devient insupportable ! raconte celle-ci[127]. On ne peut plus se baigner sans être harcelés par les photographes. Nous hurlons des insultes. On essaie de les éloigner. Rien n’y fait. »

Le 27 février, dans une lettre à son frère Pierre[128], auquel il a lancé quinze jours plus tôt une invitation permanente à bord de l’Askoy, Jacques confirme les faits : « Ce soir, mouillage à Anse Deshaies, petite crique bien abritée de la Guadeloupe où je tente, en vain, de fuir les journalistes. Hier, j’ai entendu à la radio que j’étais en train de mourir à Bruxelles, c’est charmant ! » Il aurait pu ajouter, à l’instar du malicieux et impassible Brassens (à l’écoute lui aussi, quelque temps plus tôt, de l’annonce de sa propre mort) : « C’est très nettement exagéré ! »

Pour tromper les photographes, les amis usent de subterfuges, Marouani va même jusqu’à tenter de se faire passer pour le chanteur : « Jacques et Vic, par radio, raconte encore Prisca, montent un scénario. Charley va prendre le dinghy de l’Askoy, le grand chapeau de paille de Jacques, ainsi qu’une de ses chemises, et va venir sur le Kalais ! » Mais, a posteriori, dans son témoignage livré en 1993, Prisca avouera que Brel lui-même a pour le moins péché par manque de discrétion : « Nous avons tout imaginé pour protéger Jacques. Vic s’est quasiment battu avec eux [les paparazzi]. Et soudain, lorsque c’était gagné, que les photographes avaient entièrement disparu, Jacques décidait d’aller manger à La Vieille Tour, le restaurant le plus en vue de la Guadeloupe. De quoi se faire repérer immédiatement ! » De fait, le 25 février, la presse locale titre à l’unisson sur la présence de l’artiste, non sans préciser qu’il a subi récemment une grave opération.

Bientôt, c’est Arthur Gélin, le chirurgien bruxellois, qui rejoint le couple aux Antilles, prenant, dans le registre de l’amitié, la relève de Charley, rentré à Paris. « Très heureux que tu aies aimé vivre sur l’Askoy, lui écrit Jacques le 7 mars. Maddly et moi on sera toujours heureux de t’y revoir. Arthur est ici, et il a l’air de bien s’y plaire. […] J’espère que ça se calme au niveau de la presse. Cela dit, je dois t’avouer que je m’en fiche de plus en plus et que toute cette petite merde semble bien lointaine. »

Cette « petite merde » ? Le harcèlement des paparazzi, conséquence supposée de l’article publié par Antoine dans un hebdomadaire français après l’épisode des Canaries. C’est Maddly, visiblement mal informée par des gens « bien intentionnés », qui fit état de sa prétendue indélicatesse auprès de Jacques, lequel resta jusqu’au bout convaincu de celle-ci : « Il a refilé les photos à la presse : “Brel est malade, je sais ce qu’il a mais je ne vous le dirai pas.” Tout ce qu’il fallait pour mettre les journalistes à mes trousses. Et ça n’a pas manqué. […] Ça n’a pas de nom ce qu’a fait ce garçon, ça n’a pas de nom[129] ! »

En réalité, non seulement l’article incriminé[130] était parfaitement anodin et chaleureux envers Brel, dénué de la moindre allusion à son état de santé (il s’inscrivait dans une série en forme de journal de bord où le navigateur racontait son premier tour du monde à la voile), mais surtout sa parution était postérieure à celle d’un quotidien flamand à grand tirage, Het Laatste Nieuws, qui, lui, ne s’était pas privé de faire état de l’hospitalisation et de l’opération de Jacques dans une clinique bruxelloise, atteint « d’une grave maladie des poumons ». En outre, ce papier, en date du 10 février 1975, fut relayé aussitôt par une dépêche de l’agence France-Presse pouvant laisser penser que Brel était toujours hospitalisé, dans un état désespéré… La nouvelle était à ce point alarmiste que Charley Marouani lui opposa aussitôt un démenti laconique mais éloquent, publié dans Le Soir, le quotidien belge de référence, du 11 février : « Jacques, disait-il, est quelque part en mer, sur un voilier, et il se porte bien. »

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125

Bruxelles, 1962 © Nouvelles Éditions musicales Caravelle/Pouchenel.

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126

Le Testament, Georges Brassens, 1955.

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127

Prisca Parrish, op. cit.

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128

Thierry Denoël, Pierre Brel, le frère de Jacques, Le Cri, Bruxelles, 1993.

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129

Maddly Bamy, op. cit.

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130

Paru dans Le Hérisson n° 1504, daté du 13 au 15 février.