Après plusieurs mois de cabotage aux Antilles, au cours desquels les paparazzi tentent par tous les moyens de photographier « le mort en sursis », Jacques et Maddly poursuivent seuls le voyage jusqu’au Venezuela. Le temps d’un aller-retour Caracas-Bruxelles en avion pour un premier contrôle médical six mois après l’opération (en quittant la clinique, Brel avait promis à ses médecins de se soumettre à un examen semestriel régulier), ils mettent les voiles jusqu’au canal de Panamá. L’objectif est de traverser le Pacifique, via les Marquises, Tahiti, les îles Sous-le-Vent et les Fidji, puis de gagner l’océan Indien, les Seychelles, la mer Rouge et le canal de Suez pour rejoindre enfin l’Europe via la Méditerranée.
Le 22 septembre, l’Askoy se lance à l’aventure, en affrontant l’immense océan. Cap sur les Marquises : sept mille cinq cents kilomètres sans escale ! Et le 19 novembre 1975 en fin d’après-midi, un an et trois jours après l’ablation du lobe supérieur de son poumon gauche, Jacques Brel parvient avec Maddly Bamy en vue de la grande baie de Taaoa, dite baie des Traîtres, derrière laquelle s’étale le village d’Atuona, au pied d’un pic impressionnant, couronné de nuages, de plus de mille mètres. C’est la petite baie voisine de Tahauku, plus propice au mouillage car s’enfonçant telle une langue étroite dans les terres, qu’ils choisissent pour ancrer leur bateau. Il n’en bougera quasiment plus, en dépit des projets de navigation que nourrissait encore le couple.
À cette époque-là, ma chère et tendre et moi (« Mauricette et Fredo », comme l’écrira deux ans plus tard Gilbert Laffaille dans Le Président et l’Éléphant, pour brocarder les chasses africaines de Valéry Giscard d’Estaing) vivons au Gabon où nous avons créé le premier organe de presse du pays, l’hebdomadaire d’information générale L’Union, que nous nous apprêtons (quelques semaines après l’arrivée de Brel aux Marquises) à transformer en quotidien national. Mission accomplie le 30 décembre, non sans avoir formé au préalable une équipe de jeunes journalistes gabonais, avec le concours d’un trio d’excellents confrères français de nos amis.
Coïncidence : je me rendrai en monomoteur à Lambaréné pour réaliser un reportage « à l’orée de la forêt vierge » sur l’histoire exemplaire de l’hôpital Albert-Schweitzer (alors fort décrié par les autorités gabonaises, sous le prétexte fallacieux de néocolonialisme, pour masquer en fait leurs propres carences en matière sanitaire), pendant qu’un certain Antoine voguait sur l’Ogooué (le grand fleuve gabonais que Gainsbourg immortalisera dans son film Équateur), vers le village du « grand docteur » musicien.
Les responsables de l’hôpital, devenu obsolète, bataillaient alors pour obtenir les moyens d’en bâtir un nouveau, répondant aux normes les plus modernes. Déployant une énergie seulement comparable à celle de son illustre prédécesseur, prix Nobel de la Paix 1952, promoteur du « respect de la vie » et inventeur implicite de l’idée d’écologie, son directeur, Max Caulet, parviendra à réunir des fonds internationaux permettant de démarrer sa construction. Finalement, malgré des difficultés permanentes et un équilibre financier toujours précaire, le nouvel hôpital sera inauguré le 17 janvier 1981. En 2013, un siècle après la création par Albert Schweitzer[12] et son épouse Hélène de leur premier établissement médical sur les rives de l’Ogooué, l’ancien hôpital de celui qui consacra cinquante-deux ans de sa vie à soigner gratuitement lépreux et malades en tout genre, dans un environnement hostile, attend d’être classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
Mais, surtout, en cette fin 1975, à Hiva Oa sur l’Askoy comme chez nous à Libreville, on sablera le champagne parce qu’enfin, le 20 novembre, au lendemain de l’arrivée du Grand Jacques dans ce qui allait devenir son ultime terre d’élection, « Franco est tout à fait mort[13] » !
On n’était plus au temps où Bruxelles bruxellait dans l’insouciance, mais à celui des valises et des mallettes, des corrompus et des corrupteurs, en un mot de la « Françafrique ». Il était temps pour nous de quitter ce marigot grouillant de vieux crocodiles sinistres et hideux, pour une autre aventure ; quitte à repartir de zéro.
L’imprudence… Pour continuer à vivre debout, jusqu’au bout de nos rêves. Comme Brel avait quitté la scène pour le cinéma, puis le cinéma pour la navigation hauturière, avant de s’atteler à son dernier disque tel un défi improbable dans un archipel oublié des antipodes.
Ses Marquises passeront en boucle dans notre nouveau chez-nous, dans une république naissante de la Corne de l’Afrique aux premiers pas de laquelle j’essaierai de contribuer à ma modeste mesure (malgré l’engeance incarnée par certains néo-coopérants mais ex-vrais colons à la — grave — mentalité inchangée). C’est là, à Djibouti, que j’apprendrai avant tout le monde ou presque, sur place, par une dépêche de l’AFP tombée sur le téléscripteur de mon bureau du Réveil de Djibouti, l’hebdo national, la mort de notre héros survenue à l’hôpital franco-musulman de Bobigny (rebaptisé hôpital Avicenne cette année-là), le lundi 9 octobre 1978 à quatre heures dix du matin. Moins d’un demi-siècle — quarante-neuf ans et six mois exactement — après sa naissance, le lundi 8 avril 1929 à Schaerbeek (Bruxelles).
Le vendredi 13 octobre en fin de matinée, Jacques Brel était inhumé à Hiva Oa, à l’endroit précis choisi par lui : non loin de la tombe de Paul Gauguin, à la droite d’un grand Christ en croix de cinq mètres de haut : « Pour qu’il soit entouré de ses deux larrons ! », avait-il lancé un jour comme une boutade, lui le bouffeur de curés, l’anticlérical notoire. À ses obsèques : les amis d’Atuona, dont les sœurs du collège Sainte-Anne et plusieurs dizaines d’enfants marquisiens ; parmi les proches d’avant les Marquises, seul son ancien imprésario et fidèle ami Charley Marouani a fait le voyage, convoyant la dépouille de Jacques aux côtés de Maddly.
12
Par des tournées de conférences et de concerts d’orgue en Europe et aux États-Unis, il put assurer le financement de son entreprise humanitaire. Son prix Nobel lui permit de terminer la construction d’un village annexe pour les lépreux. À partir de 1957, il s’engagea publiquement, aux côtés d’Einstein, dans une résistance à la course aux armements atomiques. Il décéda à l’âge de quatre-vingt-dix ans dans son hôpital de Lambaréné, le 4 septembre 1965, et fut inhumé sur place, conformément à sa volonté, auprès de son épouse (décédée en 1957). Le petit cimetière, qui renferme aussi les tombes de plusieurs de ses collaborateurs, se trouve face à la maison qu’il habitait, au bord de l’Ogooué.