Quelques semaines après ces retrouvailles, en mai 1975, Jacques Brel rentre en Europe avec sa compagne pour subir, à la clinique Édith-Cavell de Bruxelles, des examens de contrôle dont se chargera le professeur Charles Nemry, le chirurgien qui l’a opéré en novembre 1974, assisté d’Arthur Gélin. Ils ont mouillé entre-temps à La Guaira, près de Caracas, avant de laisser l’Askoy, dans la toute récente marina de Carabellada, aux bons soins de Vic et Prisca. Les résultats sont bons, les craintes de récidive écartées. Le couple en profite pour passer quelques jours à Paris, chez Charley Marouani. France-Soir l’apprend, qui consacre un article au chanteur, le 24 mai, en le citant ; il se plaint encore et toujours d’avoir des journalistes à ses trousses et assure qu’il n’a plus envie de travailler.
Il s’empresse donc de regagner Caracas dont il apprécie le caractère exotique (« Les soirs où je suis Caracas / Je Panamá, je Partagas[137] / Je suis le plus beau, je pars en chasse / Je glisse de palace en palace[138] »), puis le mouillage où patiente son bateau, d’où, le 9 juin, il écrit à nouveau à Charley et à son épouse France : « Comment te dire merci ? Nous avons été, les enfants, émerveillés par votre hospitalité ! […] Nous avons retrouvé l’Askoy bien vieilli. Alors on frotte, on lave, on repasse, avant de retrouver la fraîcheur des îles et les poissons de toutes les couleurs. » Comme il l’avait noté, juste avant de quitter le port d’Anvers, en entame de son journal de bord : « Le bateau commence à frémir et je crois bien qu’il croit bien qu’il a un peu envie de partir. Je lui dis de rester calme, mais il me fait tout de même un peu la tête. » Un livre de bord sur lequel Jacques Brel, rassuré sur son état de santé, note cette fois : « Le capitaine est OK pour six mois. »
Adieu le Venezuela : l’Askoy met le cap sur Panamá, faisant escale dans les îles des Petites Antilles néerlandaises de Bonaire et de Curaçao où l’accueil des autorités, malgré le fait que Brel parle assez bien la langue, est proprement détestable. « Après s’être copieusement enguirlandé, en flamand, avec le fonctionnaire de service, rapporte Marc Robine, Jacques quittera le port en pleine nuit, à la sauvette, de peur de voir son bateau cloué à quai par décision administrative. » L’approche du canal, ensuite, est délicate et dangereuse pour des petits bateaux comme l’Askoy et le Kalais (qui continuent de voguer dans le sillage l’un de l’autre), « de très gros porteurs convergeant jour et nuit vers un goulot d’étranglement, aux abords duquel la densité du trafic vire au cauchemar ». Nouvelle et longue escale, obligatoire cette fois pour les formalités administratives d’entrée dans le canal, au port de Colon.
Près d’un mois s’écoule à quai, le temps de régler aussi le nécessaire et l’indispensable avant d’entreprendre la grande traversée — « le temps de refaire l’avitaillement du bord, de réviser l’accastillage du bateau, d’étudier les cartes pour arrêter la route à suivre ». Et le passage de l’isthme, enfin, peut avoir lieu. Il se déroule sans encombres, à cela près « qu’il faut veiller, à chaque écluse, à ne pas être écrasé contre les parois de béton par les lourds cargos que les remous de la manœuvre, parfois, rendent un peu trop câlins ». Voilà notre cathédrale « de clinfoc et de grand-voiles », après avoir franchi le canal, ancrée au port de Balboa où, le 3 septembre 1975, son capitaine écrit à Charley : « Je lève l’ancre dans vingt jours et, bien sûr, c’est le bordel à bord, comme toujours avant les longues routes. Le climat est dur ici, il pleut beaucoup et la chaleur est pénible. Mais à bord, toujours le bonheur ! Miche me signale les rumeurs de l’Europe et ma mort annoncée me fait rire. Les journalistes sont de doux poètes ! J’aimerais savoir si tu viens cet hiver. Moi, je crois donc rentrer en janvier pour le test médical… »
Charley répondra présent. Comme toujours. Réputé pour la confiance qui l’unissait à « ses » artistes (Adamo, Barbara, Gréco, Montand, Nougaro, Reggiani, Salvador…), Charley Marouani — le neveu de Félix, le fondateur de la dynastie (« Quand je n’arrive pas à dormir, plaisantait Brel, je compte les Marouani ! ») — avait toujours refusé de parler de ses relations avec eux. L’âge aidant et le devoir de mémoire se faisant pressant, il a fini par publier ses souvenirs, où le personnel et le professionnel se mêlent inévitablement. Un témoignage[139] aussi captivant que riche d’infos pour l’histoire de la chanson, qui s’ouvre et se referme sur Jacques Brel, signe de l’importance de cet artiste entre tous ; alors même que, depuis ses adieux à la scène, Charley n’avait plus rien à attendre de lui.
Pour Jacques et Maddly, le grand saut dans le grand océan eut lieu non pas le 23 septembre comme on pourrait le déduire du courrier adressé à Charley, mais le 22. Et n’en déplaise au bon Georges, ce 22 septembre-là, équinoxe d’automne, aujourd’hui on ne s’en fout pas ! Il symbolise en effet le début de la seconde vie du Grand Jacques aux antipodes. Trois ans tout juste, mais trois ans si riches, avant l’équinoxe funeste… Cette existence qu’après tant d’heureux hasards et d’étranges coïncidences, on se retrouve en train de retracer, comme une évidence. « Ce n’est pas moi qui écris, c’est la vie que j’ai vécue. Ce n’est pas moi qui écris, c’était écrit », note Charley Marouani en exergue de son livre. Ce qu’en d’autres termes moins fatalistes, Paul Eluard énonçait ainsi : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. »
Ce 22 septembre, donc, « au diable vous partîtes », toi et ta Doudou, dans le sillage de Melville, Conrad, Stevenson et autres capitaines courageux en quête d’inaccessibles étoiles : « Prenez une cathédrale / Hissez le petit pavois / Et faites chanter les voiles / […] Partez cueillir les étoiles[140]… » Le 19 novembre, par « une tempête de ciel bleu », vous touchiez le rivage d’une île inconnue, qui sommeillait pourtant en tes yeux, Grand Jacques, depuis les portes de l’enfance. Tu ne le savais pas encore, mais oui, c’était bien ton île au trésor.
À peine arrivés, voici Charley Marouani qui retrouve sa cabine à bord de l’Askoy, début décembre, après un périple aérien de plusieurs jours : Paris-Los Angeles, Los Angeles-Tahiti et de là, de l’aéroport de Faa’a, de longues heures encore jusqu’aux Marquises dans un petit coucou inconfortable, avec des escales aux Tuamotu puis à Nuku Hiva. Le bout du monde, vraiment ! Là où l’on est censé marcher sur la tête… « Je suis resté dix jours avec eux, confie-t-il[141]. Dix jours merveilleux, d’amitié et de fraternité partagées. On n’a pas bougé du bateau, ancré à Tahauku, sauf pour se rendre à terre. Jacques n’avait plus envie de naviguer. Il avait fait le tour de la question. Il faut dire que l’Askoy était particulièrement lourd et difficile à manier. Et puis la traversée du Pacifique l’avait visiblement fatigué. » Cela ne l’empêche pas pour autant d’être heureux. Il pense probablement que sa maladie, elle aussi, est de l’histoire ancienne. À aucun moment, du reste, il ne l’évoque auprès de son ami. En revanche, il lui annonce son intention de s’installer à Hiva Oa. Et Charley de préciser que, si Jacques lisait beaucoup (il avait une importante bibliothèque à bord), il écrivait aussi et « commençait même à caresser le projet d’un nouvel album. Après tout, il avait signé un contrat “à vie” avec la maison Barclay et le plaisir de chanter devait toujours sommeiller un peu en lui[142] ».
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Des néologismes typiquement bréliens, expliquera Marc Robine, « pour décrire une situation en deux mots, sans avoir besoin de plus amples explications. Le
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Charley Marouani,