« N’ayant ni l’élégance d’être nègre ni la chance d’être juif ni la sagesse d’être femme, presque tout me semble impudique et vulgaire. Mais me reste l’envie de dire aux hommes que j’aime, que je les aime. Et je t’aime.
« Tu vois, je ne fais plus partie de ce métier, et c’est bien. Je crois y avoir donné le meilleur de moi-même, de toutes mes forces, mais je ne suis plus assez naïf que pour croire en mes forces, et pas assez adulte que pour me convaincre de mon importance. Alors ? Alors je crois plus digne de reprendre ma vie d’aventures, plutôt que de raconter aux gens des rêves prudents ou des remèdes incertains[149]. »
À Marc Robine, Alice Pasquier, la veuve de Jojo, parlera de cette amitié indéfectible : « Charley, c’était presque comme Jojo. Ça n’était pas exactement la même tendresse, mais Jacques l’aimait énormément, lui aussi. Parce que c’était quelqu’un de très fidèle. » L’amitié, la fidélité, des valeurs indissociables du Grand Jacques. Avec l’imprudence pour seul cap. « Je veux quitter le port / J’ai l’âge des conquêtes / Partir est une fête / Rester serait la mort[150]… » Mais cette fois il l’ignore encore, il est parvenu à son ultime port d’attache. Dans un an, il aura revendu l’Askoy et acheté le Jojo. Dans moins de trois ans, Jojo et lui referont leurs guerres : Jojo reprendra Saint-Nazaire et Jacky refera l’Olympia… tous deux au fond du cimetière ; nous laissant orphelins jusqu’aux lèvres.
« Et nous voilà, ce soir[151]… »
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RÊVER UN IMPOSSIBLE RÊVE
Quand il a quitté l’Europe, après sa période cinéma et le réenregistrement d’anciennes chansons de sa période Philips (pour donner un coup de main à Eddie Barclay, après la signature de son « contrat à vie »), Jacques Brel envisageait de sortir un album tous les dix-huit mois. Les circonstances ne l’ont pas permis, mais il n’a pas arrêté pour autant de songer à la chanson et de noter sur ses cahiers d’écolier des idées, des phrases de nature à lui servir un jour. Cette fois, dans cette terre escarpée à l’exact opposé de son « Plat Pays », le processus est engagé : neuf ans après son dernier 33 tours original (J’arrive…), les chansons du prochain sont en chantier. En règle générale — exception faite d’une semaine par mois où il se rend à Tahiti, emportant le courrier, embarquant les passagers qui le sollicitent, rapportant des provisions, des médicaments, les films à projeter, etc. — , notre homme écrit et compose le matin et « vit » l’après-midi.
Avant même d’arrêter la scène, dix ans plus tôt, le Grand Jacques ne nourrissait aucune illusion quant à son métier d’interprète ; il savait qu’il pourrait continuer de vivre sans chanter : « Oh oui ! Facilement… » Ne déclarait-il pas, dès 1964 : « Je vous jure que j’arrêterai le jour où je l’aurai décidé. […] Je suis persuadé que l’acte de chanter ne me manquera absolument pas. Ce que je risque de regretter, c’est le mouvement que cela apporte dans ma vie[152] » ? En revanche, il ressentait de façon vitale le besoin d’écrire : « Je ne pourrais pas vivre sans écrire », lâchait-il spontanément chaque fois que la question de la scène lui était posée. Alors, aux Marquises comme jadis à Bruxelles, à Paris ou sur la route, il écrit. Mais comme il a d’autres passions, d’autres envies et le temps de vivre, désormais, il s’organise. Chez lui, une fois fini le travail du jour, il prépare les repas comme un chef, s’occupe de son jardin, barbote dans la piscine, écoute de la musique, s’adonne à la lecture, offre l’apéro, passe des soirées en smoking (mais no smoking, SVP !) à refaire le monde avec ses invités… Le dimanche, se mêlant volontiers à la population locale, il participe aux pique-niques qui continuent d’être organisés au fond de la baie de Tahauku.
On est loin du temps où il chantait presque chaque jour de la semaine, dix ou onze mois par an — il a longtemps été le recordman du nombre de spectacles, avant que Serge Lama ne s’évertue à marcher sur ses pas[153] —, mais il ne reste pas immobile pour autant, bien au contraire : « C’est ma nature profonde : j’ai envie de bouger et je crois aux vertus de la mobilité ; quand on est immobile, on devient très fragile ; j’aime mieux être mobile : c’est fatigant mais c’est passionnant ! » Après avoir parcouru la moitié du monde en bateau, il sillonne désormais l’archipel aux manettes du Jojo, parcourt Hiva Oa au volant de son 4 × 4 et arpente les rues d’Atuona où, deux fois par semaine, il assure les séances de cinéma. Tel va être grosso modo l’emploi du temps de Jacques Brel entre janvier et juillet 1977.
Sans parler des projets, car il en a, des projets, oh oui ! Comme celui de construire sa propre maison sur les hauteurs d’Atuona, « à la montagne », dit Maddly, où l’air est plus respirable. Une maison spacieuse et claire sur le modèle, selon Paul-Robert Thomas, de son faré de Punaauia, avec un bungalow contigu : « Il a donc fait venir deux architectes chez moi pour prendre des photos et des cotes » et leur expliquer où il souhaitait installer sa terrasse abritée et sa piscine. « On pourra s’y baigner la nuit comme le jour. Mais il faudra des lumières. Guy Rauzy m’a promis que j’aurais très rapidement de l’eau, l’électricité et une voie d’accès. Car, pour le moment, il n’y a rien, sinon de la broussaille[154]. » Au printemps 1978, il obtient enfin un bail (de quatre-vingt-dix-neuf ans — c’est tout dire de ses intentions) pour un terrain d’une vaste superficie offrant une époustouflante vue panoramique à trois cent soixante degrés — sur la mer, le village et la montagne — et l’avantage, à la fois, de le rapprocher considérablement de la piste d’aviation. Le permis de construire est délivré début mai et on prévoit de s’attaquer bientôt aux travaux de viabilité, le temps de défricher au bull le chemin d’accès qui débouche sur la route de l’aérodrome.
Et puis il y a ce projet fabuleux de spectacle nocturne en plein air ! Là même où « passent des cocotiers qui écrivent des chants d’amour / Que les sœurs d’alentour ignorent d’ignorer ». Voici ce dont se souvient Jean Saucourt, l’homme qui traçait les pistes de l’île du temps de Jacques Brel : « Il a évoqué ce projet auprès de plusieurs personnes. C’était dans la même optique que toutes les actions qu’il menait ici, pour rendre service, pour améliorer la vie des habitants… Il voulait développer la culture, d’où les séances de cinéma et cette idée de spectacle. »
Quel genre de spectacle ? Pas un récital en tout cas : sans parler de son handicap physique, il appréciait trop le fait de n’être pas connu ici comme vedette et prenait soin aussi de ne projeter aucun de ses films. « Non, bien sûr, mais peut-être pensait-il présenter lui-même le spectacle… Il parlait de faire venir spécialement des amis artistes de France ou de Belgique, pas forcément des chanteurs ou pas seulement, des comédiens aussi… Il rouspétait sans cesse parce que tout était réservé à Tahiti et que les Marquises étaient oubliées. Ce qui est sûr, c’est qu’il voulait offrir aux habitants d’Hiva Oa un vrai spectacle, leur faire découvrir la scène, peut-être même un spectacle périodique, une pièce de théâtre une fois, de la chanson une autre fois… En tout cas, depuis qu’il s’était remis à écrire et qu’on l’entendait chanter à travers le village, les gens savaient bien qu’il était chanteur. Quand ils parlaient de Maddly, d’ailleurs, ils l’appelaient Vehine Himene, c’est-à-dire “la femme du chanteur”… »
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Plus personne, aujourd’hui, ne donne autant de concerts qu’à l’époque, où l’on se produisait chaque fois qu’on était sollicité. Désormais, les artistes les plus célèbres se contentent d’une tournée limitée dans le temps après la sortie d’un nouvel album, puis se retirent de la scène en attendant le suivant.